Bhoûoû, you you, quel sale temps ! Comment vais-je me dépêtrer ?
Laisse aller ton imagination, petit gars. Si tu ignores où elle va, ton instinct, lui, le sait.
— Le professeur Corvonero dirige un grand laboratoire de produits chimiques, monsieur le directeur. Vous n’êtes pas sans ignorer que nous vivons une époque d’espionnage industriel. Le professeur en a été victime et m’a chargé d’enquêter à ce propos.
Le Vieux Connissimo demande :
— Vous êtes français ?
— Absolument, monsieur le dir…
— Comment se fait-il que votre professeur engage un Français pour s’occuper d’une affaire italienne ?
— Parce qu’on a découvert qu’elle avait des ramifications en France.
Vague ébauche de grimace méprisante, style : ça ne m’étonne pas. Ce gonzier, je l’imagine dignitaire facho sous le Duce ; la politique de l’huile de ricin, espère. Une frime pareille, c’est pas possible autrement.
J’attends. Il m’adresse le feu vert d’un léger pivotement de son avant-bras gauche…
— Mon enquête m’a conduit chez une fille qui appartenait à l’Organisation que nous cherchons à démasquer. Dans son répertoire téléphonique, j’ai trouvé votre numéro, monsieur le directeur.
Là, ses sourcils opèrent une jonction passagère.
— Le nom de cette fille ?
— Antonella Mariani.
— Inconnue.
Nouveau silence, à peine troublé par le trottinement de la secrétaire dans la pièce voisine. Un oiseau qui se balançait au bout d’une branche, à quelques mètres de la fenêtre, s’envole pour aller prendre un bain de ciel.
— Inconnue, répète Parrucca. Que dit la fille pour expliquer la présence de mon téléphone sur ses tablettes ?
— Rien, monsieur le directeur, car elle est morte.
Je compte mentalement jusqu’à six et laisse tomber, avec détachement :
— Assassinée.
Le Vieux Suprême Con hoche la tête :
— Il ne peut s’agir que d’une méprise. Ici, c’est un musée comportant plusieurs lignes téléphoniques dont la mienne. Peut-être s’intéressait-elle à l’art d’Extrême-Orient ?
Je joue les statues à mon tour. Un peu à lui de mijoter sur son siège.
— Car je suis bien certain que mon nom ne figure pas en regard de ce numéro, n’est-ce pas ?
Je m’abstiens de répondre, souhaitant le faire chier un brin, cet homme.
Manière d’aller jusqu’au bout de ma vacherie, je me lève.
— Eh bien, puisque vous n’avez rien à me dire, monsieur le directeur, il ne me reste plus qu’à me retirer. Pardon pour le dérangement et merci de m’avoir reçu.
Brève inclinaison de bouille, protocolaire si tu vois le genre. Tchlaoum ! Un coup sec. Le salut d’un dignitaire rosbif devant la mère queen.
Et je plante là ce conservateur si mal conservé.
Dans l’antichambre, je suis coursé par la secrétaire.
Je t’ai pas causé d’elle ?
Je manque à mon devoir de grand romancier français !
On attendait Carabosse ? Ce fut Marjolaine !
Juste qu’elle est enrouée, la chérie ; ce qui lui donne une voix de rogomme peu conforme à sa plastique.
Si tu voudras que je te dise la vraie vérité du bon Dieu, elle constitue ce qu’il y a de mieux dans le museo. Pas grande, moulée extra, brune du genre dit piquant. Un regard que sans barguigner je t’ombrage de longs cils recourbés, comme dans les romans roses pour petites culottes humides. Elle est saboulée d’un chemisier à fleurettes et d’une jupe qui lui colle au fion comme une main de soudard (ou comme un dard en sous-main). Ta grand-tante dirait qu’elle est « faite au moule ». C’est l’expression qu’usent les vieilles vitreuses, quand l’âge les hale vers l’indulgence et qu’elles conviennent de la grâce des jeunes : « faite au moule », ou bien « jolie comme un cœur », voire aussi la variante : « elle a tout pour elle ».
Donc, la petite secrétaire enrouée (et rouée de surcroît, tu verrais son œil, et même son autre) a tout pour elle, tant tellement que j’aimerais qu’elle en eût aussi un peu pour moi.
— Vous pouvez me signer le registre ? elle roucoule en tu sais quoi ? Français ! Excellent. Avec cet adorable accent des petites Ritales qu’ont des dents blanches plein la bouche et des nichons marmoréens plein le bustier.
— Quel registre, signorina ?
— Des visites. Le signor directeur consigne tous ses visiteurs là-dessus ; c’est pour être à couvert vis-à-vis de l’Administration.
Elle pousse vers moi un cahier cartonné, dans les verts malades, jaspé. De loin, ça ressemble à la flaque de dégueulis d’un végétarien.
La page blanche est compartimentée : nom du visiteur, heure de la visite, objet de la visite.
Je chope la pointe Bic qu’elle me propose, en ayant garde de caresser le bout de ses jolis doigts.
— En dehors des vieilles chinoiseries et des poils de cul, il collectionne encore autre chose, votre dirlo ?
Elle sourit.
— Règlement, règlement ! rétorque la mignonne.
— Comment pouvez-vous demeurer à l’ombre de ce vieux débris pendant qu’il fait soleil et qu’il y a Rome tout autour de votre nécropole, petite fille ?
Brièvement je remplis les cases trésors. A objet de la visite, j’inscris : « Venu prendre des nouvelles des hémorroïdes du signor Parrucca. » Et signe.
La secrétaire ne se donne pas la peine de lire. Elle referme le méchant cahier, puis m’escorte jusqu’au palier grisâtre, où la pierre sent le tombeau mal entretenu.
— Vous ne bichez pas le cafard dans ce cimetière ? insisté-je.
— Il faut vivre, nous traversons une époque où le travail devient une aubaine, répond la jolie minette.
— Vous parlez subtilement le français.
— J’ai fait mes études à Paris.
— Je parie que vous ne parlez pas aussi bien l’argot ?
Elle se gondole, bien qu’on soit à Rome.
— Ça, j’en conviens.
— Alors, première leçon ce soir, pendant le dîner. Neuf heures à la Casina Valadier, d’accord ?
— C’est le grand luxe, répond-elle, ce qui constitue déjà un quasi-acquiescement.
— Toujours avec moi, signorina. Je suis de la race des seigneurs. A ce soir.
Elle n’a pas dit oui. Pas dit non. Elle me regarde dévaler le large escadrin plein de résonance. Au tournant dudit, je lui envoie un baiser.
CHAPITRE XII
Un léger sifflement, qui m’est familier, retentit à l’orée du museo. Celui que pousserait un rossignol qui jouerait les gardiens de la paix. C’est à la fois mélodieux et impératif.
Je cherche des yeux.
En tu sais quoi ?
Vain.
Rien, nothing, nobody, mon cul !
Comme je fais quelques pas dans l’allée principale conduisant à la grille du parc, un nouveau sifflet me compucte les feuilles. Me semble que ça vient d’un massif de roses. Mais attention, par massif, j’entends toute une architecture florale, vaste, haute, avec des armatures de fer, des treillages de bois, des bancs de pierre, tout bien. Le tout est environné de rosiers qu’on a déguisés en arbres en les plantant serré, par paquets de quatre, et en les taillant en hauteur de manière à composer un simulacre de tronc, façon palmier.
Troisième appel. Béru réussit un trille admirable grâce aux incisives absentes de son râtelier.
Je me dirige vers la roseraie. La contourne. Elle forme une sorte de pièce fleurie, délicate, à l’intérieur de laquelle vis-à-visent deux bancs en arc de cercle autour d’un bassin de marbre rose. Très choucard, romantique… Werther et Charlotte, Roméo et Juliette, Philippe Bouvard et Pécuchet.