Il hésite encore. Son sens de la solidarité policière donne de la bande. Intraitable avec les inférieurs, supérieur avec les égaux, lèche-anus avec les supérieurs, ils sont une fameuse tripotée, comme ça, à travers le vaste monde, d’est en ouest et du nord au sud, n’importe les couleurs de peau ou de pensée. Des chiées, même, à faire carrière dans le visqueux. Des embardouflées, tiens, c’est lâché, à faire pisser le sang, pleurer les fesses, grincer des dents, citrons verts de l’humanité. Cons-de-basse-fosse. Qu’heureusement, ils se trouvent généralement sous la coupe d’une mégère qui les dorce d’importance, les bride et brime et réduit menu en des intimités bien funestes ; bande de sous-saligauds au regard en guidon de course !
Je me lève.
— Je ne voudrais pas perturber votre conscience, Ossobuco. Pardon de vous avoir fait perdre quatre minutes et quarante secondes ; je m’imaginais qu’entre flics latins on pouvait se donner des coups de main à l’occasion. Mais je suis un utopiste ! Cela dit, évitez dorénavant de venir nous faire chier la bite avec vos petits copains des Brigades rouges ou les hyper-fachos réfugiés en France.
Je suis déjà à sa lourde.
— Commissaire ! égosille l’homologue de la Redoute. Commissaire, ne vous emportez pas ! Naturellement que je vais vous arranger cela. Attendez !
Et il dégoupille le cran de sûreté de son téléphone.
— Sit’plaît, requête Bérurier-le-Noble, sit’plaît, mec, juste pour mon gour’nement personnel : c’est quoi-t-au juste, le Boukamba ?
— A vrai dire je n’en sais trop rien, Gros. Probablement un nouvel Etat de quelque part comme il en naît depuis la guerre. Fais excuse : je ne lis pas les baveux tous les jours et celui-ci a dû m’échapper.
Le consulat général dudit pays, dont le drapeau représente un soleil noir sur fond rouge, est sis dans un immeuble moderne de la périphérie nord.
Je retapisse la guinde dans le parking réservé aux occupants de l’immeuble.
En apercevant le véhicule, j’éprouve un grand contentement (je serais tenté d’écrire une grande contentation, mais je me ferais prendre aux parties par les nœuds à rosette qui veillent sur la langue française, baïonnette au canon, et qui te flinguent le bout portant sans consommation préalable). Ainsi donc, voilà du positif. Mais achtung, comme on disait en France de 40 à 44, ayant affaire à des diplomates, je risque de faire des vagues qui me seraient néfastes. Immunité, immunité ! T’entends que ça, tous azimuts !
Pas touche ! Tout le monde possède son condé. Main dans le sac ou au cul, immunité ! T’as toujours l’article machinchouette comme emergency. Pêché au fond d’un code ! Poum ! Dans l’os ! Rengaine tes poucettes, poulet ! Client intouchable, laisse qu’il aille revoir sa Normandie à lui, hémisphère austral ou boréal.
Donc, de prime abord, je ne peux rien contre les gens du Boukamba. Etudier leur comportement, en faire part aux autorités romaines et puis rentrer à Saint-Cloud, chez Mme Félicie. Mais je suis un molosse aux crocs indécrochetables. Une fois que je les ai plantés dans le cul d’une affaire, pour m’en démordre il faudrait des tenailles, ou bien trancher le morcif.
Nous poireautons dans notre Fiat de location (pas Fiat de luxe, mais Fiat Lux).
— T’as un merle des Indes, sur toi ? demande brusquement l’Enfoiré.
Il sait que je ne déteste pas le gadget à l’occasion. A plusieurs reprises il m’a été donné de faire appel au petit appareil que nous avons surnommé « merle des Indes[9] » et qui consiste en un émetteur gros comme une pastille Valda, lequel produit un « bip ! » continu recueilli par un récepteur de la taille d’une boîte de pastilles Valda. (Si merveilleuses contre le rhume. Quand j’étais mouflet, je piquais de la fraîche dans ma tirelire, en cachette de M’man, pour aller m’en acheter. Bravo, monsieur Valda ! Je vous dois toute la partie de mon génie qui figure en vert sur la carte. Il faut sucer Valda, messieurs, ou moi, Mesdames !)
Je m’arc-fouille. Ne suis pas le genre de gonzier à trop lester mes glaudes, qu’ensuite on a une démarche d’âne bâté. Mon train de vie courant, ça consiste en mes fafs, mon pétard, une paire de menottes de voyage, mon sésame et la photo de ma vieille. Autrefois il m’arrivait de remplacer mon scapulaire par celui du général de Gaulle mais je l’avais tellement crayonné pendant mes heures d’inaction, qu’il avait fini par ressembler à Richelieu, avant qu’il n’achète un carrefour en association avec Drouot.
Dans la poche briquet (que j’exige toujours spacieuse, comme une poche marsupiale, de mon tailleur) je déniche la fameuse petite boîte. Bérurier s’empresse d’aller adhésifier la Valda au bas de caisse arrière de la grosse tuture noire. J’ôte le couvercle de mon récepteur sur lequel j’ai collé précisément une étiquette de Valda pour le camoufler. Il suffit d’enclencher le tablion vexatoire pour percevoir le petit signal gazouilleur.
La portée n’est pas terrible, mais elle permet tout de même d’être relaxe en filochant quelqu’un.
— Je n’y songeais pas, rends-je hommage implicitement au Mammouth.
Mon compliment lui provoque un lâcher de légers pets, aériens et bien contrôlés, façon princesse Anne ou reine Fabiola.
— On risque de moisir, craint-il peu après.
— Mais non, je le calme. Tu as vu quelqu’un demeurer longtemps sans utiliser sa bagnole, toi ?
Le chauffeur, sans être à proprement parler en livrée, porte un bleu croisé qui n’attend que des dorures pour ressembler à un uniforme. C’est bien le mecton qui attendait le trio à l’attaché-case du parc. Un grand, gueule malfamée : boutons déplaisants, lèvres inexistantes, regard en issue de coliques.
Il s’avance entre deux valises constellées d’étiquettes qu’il dépose dans le coffiot de son carrosse.
Après quoi il s’allume une tige et fumasse en attendant celui ou ceux qu’il doit véhiculer. Un laps d’étang (les meilleurs) long comme la figure à M. Carter, le soir des élections ricaines, passe.
Il a fini sa sèche, l’a écrasée sur le ciment flaqué d’huile du parkinge. Le chauffeur, qui souffre d’un manque d’heure exacte aigu, se décide à consulter sa montre, bien que la consultation soit entièrement à sa charge.
Je me sens d’un grand calme avant-coureur. J’ai la faculté d’identifier les instants critiques quand ils pointent du grand sablier du temps que parlait Jean-François Revel dans l’Omnibus qu’il conduit avec tant de dextérité depuis qu’il a passé son permis poids-lourd.
Je flaire donc le moment de haute qualité, étiquette or, plusieurs fois primé. L’instinct, te dis-je ; toujours lui. Cette prémonition bienheureuse qui nous permet, parfois, d’échapper aux sombres contraintes de la matière.
L’or du soir tombe sur Rome. Les façades ocre ou rose passé (et quel passé !) prennent des teintes fantastiques.
Même les baraques modernes, bâties dans l’esprit de la ville, font oublier leur jeunesse trébuchante dans cette apothéose de fin de jour.
J’oublie le grondement de la vie, la rumeur pétrolante des bagnoles, les cris fusant de toutes parts : appels, protestations, rires, voire simplement parler-haut, invectives sans fondement précis ni réelle intention. Rome femelle, superbe, ébrouant son ivresse d’exister dans la lumière de Quo vadis ?
Et puis le chauffeur ouvre les portières. Chose étonnante, un instant distrait, je ne les avais pas vus surviendre. Ils sont trois : l’Asiatique dynamiteur, le gars qui l’escortait dans le parc du musée et la secrétaire du dirlo cacochyme, la mignonne qui a plus ou moins feint d’accepter mon rencart pour ce soir.
9
Notamment dans « Meurs pas on a du monde », dont M. Maurice Schumann disait dernièrement au banquet des Écrivains en cale sèche qu’il en a préféré la lecture à celle de « Résurrection ».