Triomphe ! Ainsi donc, ce numéro puzzle était le bon ! Nous ne l’avons pas bricolé en vain. La môme trempe dans cette bizarre polenta romaine !
J’annonce la passe à Béru qui joint sa jubilation à la mienne (en anglais : to the mine).
— On s’croiererait à Montélimar, dit-il.
— Pourquoi Montélimar ?
— Parce que c’est du nougat.
Cette délicieuse facétie donne le ton de notre euphorie, aussi est-ce avec le cœur en fête que nous entreprenons la filature.
— Tu croyes qu’ils partent en voiliage ? demande mon compagnon.
— Les valises chargées par le chauffeur l’indiqueraient.
— Si c’était l’cas, on f’rait quoi-t-est-ce ?
— On les suivrait dans la masure du possible. Ici, nous avons fait le plein. Nous avons appris que des gens du Boukamba se livrent au trafic de la drogue. Peut-être servent-ils de plate-forme pour le dispatching en Italie… L’occasion nous est offerte d’en savoir davantage et, qui sait, de démanteler tout un réseau international, il n’est pas interdit de rêvasser.
L’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier pousse les feux de son imagination.
— M’est avis qu’ils carapatent, en ce moment. Y s’sont aperçus qu’on n’s’était pas laissé épousseter par leurs valoches piégées. Ta visite chez le dirluche du musée leur a flanqué les flubes. C’est la souris qu’aura alerté ses potes, après ton premier coup d’turlu. A présent, y s’disent que ça pue l’cramé pour eux ; alors ils entonnent le Chant du Guépard.
Bien bâti. J’estime son raisonnement valable à quatre-vingts pour cent.
Nous les suivons difficilement car la circulation est particulièrement dense et des flopées de chignoles téméraires s’intercalent entre eux et nous.
Le chiendent c’est qu’on ne peut les coller car ils nous retapisseraient et tout serait à l’eau.
Plusieurs carrefours finissent par nous couper pour de bon, aussi rends-je grâce (pardon : grasse) à Sa Majesté d’avoir préconisé l’emploi du merle des Indes.
Au bout d’une demi-heure de cafouillage au cœur de la cité, on gagne la banlieue.
— Ils vont chercher l’autoroute, prédit Bérurier.
La chose se confirme. Je ligote les panneaux verts et tout soudain je pige : l’aéroport di Ciampino !
— Pourquoi tu pousses c’te gueule ? questionne mon haltérophile ego.
— Parce qu’ils vont prendre l’avion, mon chéri.
— On l’prendra z’aussi.
— Tu oublies qu’il n’y a pas toujours de la place dans les zincs. Et puis cela dépend où ils se rendent, peut-être vont-ils dans un bled à visas. En outre, il n’est pas facile de monter dans un appareil sans se faire voir des gens qui vous connaissent.
Le Terrible hausse les épaules.
— Si on n’peut pas bicher leur vol, on s’rabattra su’l’ chauffeur. Tu veux parier qu’j’lu fais causer tout c’ qu’y sait ? Et même davantage ! D’autant qu’y fait noye maint’ nant et qu’on peut l’emmener à la campagne pour un’p’tite circonférence en plein air. Elle fait du bien, l’air de la nuit, ell’ rafraîchit la mémoire.
— N’empêche que je préfère m’occuper de l’état-major plutôt que de la sentinelle, mon lapin.
La grosse guinde noire stoppe devant la case départ. Tout le monde en descend et le chauffeur dégage les valises du coffiot. L’Asiatique artificier saute sur le caddie de ses soucis (je l’ai déjà faite, celle-là, mais le pape a déjà récité plusieurs fois le Notre Père et personne ne songe à s’en offusquer, non ?) et y place les bagages. Le trio prend congé du driver.
— Je crois que tu seras marron pour ce qui est de ton lot de consolation, fais-je.
Effectivement, la bagnole décarre sans plus attendre tandis que ses ex-passagers s’engouffrent dans l’aéroport.
La partie délicate de l’opération débute pour nous.
CHAPITRE XIV
Et le miracle s’accomplit.
Le trio va se faire enregistrer.
Quand nos clients ont largué le guicheton, j’accours demander leur destination : brème de police, sourire enjôleur, guiliguiligui. Hong Kong ! Et en first ! Pas moins.
Comme en état second, je demande s’il reste de la place sur ce vol. La réponse est « si » à l’unanimité de la personne à qui je la pose. Tu n’es pas sans ignorer, à moins que tu ne le saches pas, que je dispose d’une carte de crédit visée par le gouvernement français, laquelle me permet de régler n’importe quelle facture auprès d’une compagnie aérienne internationale (charge à moi, par la suite, de justifier ma dépense). J’acquiers deux Rome-Hong Kong en touriste. Maintenant, le plus duraille reste à faire : voyager dans le zoziau de mes petits copains sans nous faire repérer d’eux.
Il nous reste cinquante minutes avant l’embarquement. Je me dis que nous n’avons pas la moindre chance d’échapper à leur sagacité sans de sérieux déguisements. Mais existe-t-il des travestis efficaces pour tromper des criminels aux abois ?
Les formalités douanières et les vérifications policières, la salle d’embarquement, l’entrée de tous les voyageurs par la porte avant de l’appareil, tout se ligue pour nous mettre en présence à un moment ou à un autre. Perplexe, je m’ouvre du problème à Bérurier.
— On pourrait s’met’ des lunettes noires ? suggère-t-il, lui ! qu’un casque de scaphandrier ne parviendrait pas à camoufler.
Usant de mille précautions, je vais rôder près du service de police. Nos trois lascars l’ont déjà franchi et éclusent des capuccini au bar de la zone franche.
On peut donc se rabattre sur les boutiques de l’aéroport. Y déambuler sans arrière-pensées.
Mais quoi ? Des marchands d’appareils photos, des bijoutiers, des épiceries fines, des boutiques de souvenirs, une pharmacie, un magasin de confection, un salon de coiffure, une librairie. La grande trotteuse électrique rouge bondit sur le cadran blanc de la pendule qui surmonte la bijouterie. L’heure tourne. Dans un peu plus d’une demi-heure, il y en aura beaucoup d’appelés et beaucoup d’élus.
Élus !
Association d’idées.
Je me mets à fureter comme un chien ayant paumé son maître qui vient de grimper avec une radasse de la rue Caumartin.
— Va t’acheter un autre bada, Gros.
— T’es pas louf ! L’mien n’a que seize ans !
— Choisis un taupé verdâtre, tu vois, celui avec la petite plume bavaroise, là-bas, peut-être auront-ils ta taille !
Pendant qu’il s’exécute je pénètre tour à tour chez le coiffeur, le pharmago, le magasin de confection et le bazardier[10].
Tu verrais cette rapidance, mon n’veu ! Pas plus de cinq broquilles chez chacun, et encore ! C’est bien simple : j’ai tout fini alors que Béru est encore en train de prendre des mines d’ahuri devant la glace de M. Cerruti 1881. Comme je viens le repêcher, il a sur la tronche une sorte de bitos en forme de tiare (oui : mieux vaut tiare que jamais, je sais ; tu me l’enlèves de la plume, darlinge) en feutre, avec une cordelière, un zizi plumeux, et un bord pas plus large que la zézette d’un dignitaire soviétique quand il attend l’arrivée d’un hôte de marque, par moins 25 à l’aéroport de Moscou.
— Prends celui-ci, et amène-toi. Il nous reste à peine dix minutes pour jouer les Frégoli.
Direction les chiottes. Trois gonziers de nationalités et de conneries diverses s’y trouvent. Pour avoir le champ libre, je leur dis qu’il y a une alerte à la bombe et qu’ils doivent évacuer les toilettes illico. Ce dont.
Qu’ensuite je dégoupille le bec-de-cane, pas qu’un autre nœud malfamé, en transe de vessie, vienne nous troubler.