Jugeant la première partie de leur petite démonstration terminée, les deux pas-gentils m’ont allongé — à coups de pied — sur le sol. Ils m’ont passé le nœud coulant d’une corde au cou et ont attaché l’autre extrémité d’icelle à un anneau du mur. De la sorte, il fallait absolument que je restasse cambré pour ne pas périr strangulé. C’était là un procédé peu amène, tu me ferais plaisir d’en convenir. L’ennui de cette méthode est qu’elle ne comporte aucune perspective de durée. Très vite ta colonne vertébrale exténue, un engourdissement par picotements intenses t’empare, et tu commences à prendre appui sur la glotte. Qu’aussitôt, ma gamine, le nœud coulant se met à vachetement couler, le bougre. Et ton martyre s’accroît, quand les fesses reculent. Moi, homme dont l’âme est trempée jusqu’au rectum, je me dis les choses ci-dessous :
« Ils ne veulent probablement pas te tuer, mais seulement te torturer. Donc, si tu te laisses aller, ils seront forcés d’interrompre ton supplice, à moins que tu te sois gouré et qu’ils décident de te buter, auquel cas, le plus vite sera le mieux. »
Et pour lors, fort délibérément, je m’abandonnai à mon destin après avoir émis quelques râles de bonne compagnie, dont je ne te dis que ça, avant de perdre pour de bon conscience, mais pas confiance, l’espoir étant forcené à l’homme, plus intensément peut-être que sa sottise.
Dans les cas d’abandon de lucidité, assez fréquents dans mes polars, lesquels sont toujours d’un haut niveau, question suce pince et baisage, je remplace mon absence momentanée par des astérixes (et périls), bien pratiques pour signifier qu’un laps de temps m’échappe, j’y reviendrai plus loin. Dans la présente occurrence je m’en abstiendrai.
Que je t’informe donc, ma toute belle, ma tourterelle, ma bien jolie et combien salope de partout, que je reprends mes esprits à l’air libre, mais de brutale manière puisqu’en effet, je suis traîné par les pieds, ni plus ni moins qu’une brouette. Le Créateur ne m’ayant pas doté de roues, c’est ma tronche et mes épaules qui ramassent les vilains cahots consécutifs. On me hale de la sorte sur une distance qu’il m’est duraille d’apprécier.
Ensuite je parviens au bord d’une excavation immense, espèce de puits de mine dont le cratère (de La Bruyère) mesure au moins dix mètres de diamètre. Un système de palans, poulies, treuils, naninanères, permet de remonter la terre des fouilles. Celle-ci est chargée dans des camions branli-branlants par une espèce de petite grue, tu me suis ?
Quelques matons chinois, hautement patibulaires, munis de fouets et d’armes automatiques, surveillent la manœuvre. Lorsqu’il leur apparaît que le rythme baisse, ils flagellent en glapissant.
Mes tourmenteurs me foutent dans une benne et voilà qu’on me descend dans les profondeurs. Dévalage rapide. Le mec qui tient la corde doit avoir des gants de cuir, sinon ses paumes vont s’enflammer comme une scierie bien assurée contre les risques d’incendie.
L’arrivée brutale achève de marmelader ma colonne vertébrale. Quelques loques humaines, hâves, efflanquées, pas rasées, avec des regards tellement enfoncés que tu dirais des ampoules de spots, s’activent autour de moi. Ils n’ont que la peau sur les os et que des loques sur la peau, en plus de plaques eczémateuses. Ils me virent de la benne qu’ils se mettent à remplir de terre. Celle-ci arrive d’un tunnel grossièrement étayé par des wagonnets cahotant sur des rails.
Le tunnel est chichement éclairé au moyen de loupiotes à acétylène.
Je perçois une rumeur de travail. Des coups de pioche lointains, réverbérés par l’écho des profondeurs.
Je gis sur un sol fangeux, pestilentiel, espèce de boue brune puant la merde et la décomposition.
Cette puanteur me soulève le cœur et je vomis. Mes compagnons de misère ne sont pas surpris par ma réaction. Mon arrivée ne les intéresse pas. Ils paraissent absents. Dévitalisés serait le mot. Alors, puisque c’est le mot, laissons-le.
— Hello ! risqué-je, après avoir fini de me détriper.
Pas de réac. Ils bossent mornement. Tu dirais des zombies. En les fixant d’un peu plus près, je pige qu’ils sont camés. Ce qui me surprend, c’est l’absence de gardes au fond de ce trou. Je lève les yeux. L’orifice est situé à une centaine de mètres et, d’ici, le ciel paraît improbable, à tout jamais hors d’atteinte.
Un gazier pelleteur défèque à mon côté. Dysentrique[13], le mec. Il semble souffrir mille morts en bédolant. Ses soupirs arracheraient des larmes à un constipé.
— Ça ne va pas fort, hé ? lui dis-je en anglais.
Il continue de foirer. Puis il balbutie :
— Je suis mourant.
C’est un grand diable blond dont le faciès est celui d’un squelette amer (où c’qu’ell’est ta mère ?). Un Anglo-Saxon, probable.
— Il n’y a pas d’infirmerie ? lui demandé-je.
Il ricane.
— Ici, il n’y a que l’enfer.
Sa boyasse dévastée continue d’évacuer des ignominies puissamment amibiennes. Il n’a même plus la force de se tenir accroupi et chie à genoux, les mains posées à plat devant lui.
Une compassion éperdue me propulse. Je vais à lui, l’enjambe et croise mes mains sur sa poitrine, par-dessous ses bras, pour le soutenir. Ça me rappelle jadis, quand, moutard, je vomissais et que Félicie me tenait le front au-dessus de la cuvette en me prodiguant des paroles encourageantes.
— O.K. ! O.K. ! murmure le malheureux en guise de remerciements.
N’ayant plus à puiser dans ses forces pour maintenir son équilibre, il les consacre à expulser ses misères intestinales.
— Il y a longtemps que vous êtes ici ?
— Deux ans, peut-être plus. Au début je comptais les jours, et puis j’ai fini par m’en foutre.
— On vous remonte quand ?
— Jamais !
— Hein ?
Il répète :
— Jamais.
Trop de questions me viennent. Je ne sais par lesquelles commencer. Alors je les pose en vrac :
— Qu’est-ce que vous foutez dans ce trou ?
— On crève.
— Mais encore ?
— Un tunnel.
— Pour aller où ?
— Passer sous la Rivière des Perles.
— Mais de l’autre côté, c’est la Chine Populaire.
— Oui.
— Et alors ?
— Alors, rien, camarade. Il paraît que, quand le tunnel sera achevé, on pourra foutre le camp chez les communistes.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— La nôtre !
Il a fini de débourrer. Je l’aide à se remettre droit. Il titube. Tu lui donnerais cent cinquante ans, et pourtant je te parie ce que tu sais contre ce que je n’ose pas te dire, que cet être n’a pas trente années d’existence.