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— Qui vous garde ?

— Personne. Pourquoi nous garderait-on ? On ne peut plus remonter.

— La bouffe ?

— On nous la descend une fois par jour, le soir.

— Ce doit être la bagarre, non ?

Il secoue la tête.

— A quoi bon ? C’est de la merde et il y en a assez pour tout le monde. C’est pour la blanche qu’on se bat. Les plus forts la prennent pour eux et se la partagent. Et alors, comme ils en usent, ils deviennent vite les plus faibles. Toi qui viens d’arriver, tu y auras droit.

— Pourquoi vous en fournit-on ?

— Pour nous empêcher de devenir fous.

— Et vous creusez consciencieusement, bien que personne ne vous surveille ?

— Si le rendement baisse, ils cessent d’envoyer de la nourriture et de la drogue.

— Comment peuvent-ils apprécier le rendement s’ils ne descendent pas ?

— Au volume de terre évacuée. Il faut cinq cents bennes par jour.

— Et personne ne remonte jamais ?

— Personne ! Le plus ancien d’entre nous est ici depuis six ans. C’est un Chinois. Il ne se came pas. Il fait recuire sa nourriture avec une lampe pour la bouillir, on dirait qu’il espère quitter cet endroit un jour.

— Mais, ce tunnel…

— Oui.

— Qui commande les travaux ?

— Y a pas à commander : le niveau et la direction ont été pris une fois pour toutes. On a les instruments qui permettent de maintenir le cap.

— Il est profond ?

— Il fait déjà dans les deux mille pas. Il en faut six mille avant qu’on commence à remonter de l’autre côté.

— Il en manque quatre mille, dis-je, c’est sans doute ça que ton Chinois attend.

— Oui, probable.

L’homme épuisé se laisse glisser contre la paroi pour s’asseoir dans la fange.

— Bon courage, dit-il, pour moi c’est terminé, dans quelques jours, je serai loin.

Je n’ose comprendre. Délire-t-il ?

— Libéré ? risqué-je.

Il me désigne un endroit de l’immense excavation.

— Ceux qui crèvent sont enterrés là-bas, à l’autre bout de l’entrée, pour ne pas gêner le trafic.

CHAPITRE XX

Ayant interrogé de mon mieux l’agonisant, au lieu de me laisser aller au désespoir, je file par la galerie ténébreuse histoire de retapisser l’ensemble de cet étrange ouvrage d’art. Je dois me plaquer contre la paroi pour laisser passer les wagonnets circulant dans les deux sens. L’éclairage plus que parcimonieux me permet cependant d’apercevoir les visages défaits de ceux qui les meuvent. Êtres en semi-agonie, figures de cauchemars dévorées par des yeux qui ressemblent à des flaques ; gestes incertains d’individus ivres de fatigue, stimulés un instant par l’effet de la drogue.

Je parcours vaille que vaille les deux mille pas qui me séparent du fond. On respire de plus en plus mal car l’aération n’est pas riche. Je bute parfois sur un fantôme, accagnardé contre un étai, ses mains crispées sur les cerceaux de sa poitrine.

Je suis anéanti par les révélations du dysentérique. Ce tunnel foré par des condamnés que l’on a descendus à tout jamais, comme jadis, les chevaux de mine qui mouraient, aveugles, dans des profondeurs, provoque en moi une indicible horreur. Se peut-il que la vie m’ait aussi sottement piégé ? Que je sois victime d’une cascade de circonstances, mineures prises séparément, mais dont l’enchaînement m’a conduit à l’enfer en deux coups de cuiller à pot ? Ce matin je déambulais dans l’un des plus fameux palaces du monde. Je tissais une espèce de toile d’araignée à l’intention du couple italien. Et puis la toile m’a capturé, moi. Je revois la « Chinoise » merveilleuse, les deux Ritals restés à quai, et qui m’adressaient sans me voir des signes impertinents. Pouvais-je me douter un seul instant que je plongeais déjà dans ce gouffre pestilentiel ?

Au fond, c’est la ruche. Un semblant de ruche. Dans les pénombres s’agitent une vingtaine de gus hagards, camés, aux gestes approximatifs. Ils creusent à coups de pioche une terre rébarbative, compacte, qui se laisse difficilement morceler.

D’autres pauvres bougres la chargent dans les wagonnets.

J’avise un grand diable un peu voûté, mais encore plein de muscles. Un Jaune. Je me dis qu’il doit s’agir du Chinois dont m’a parlé l’Amerloque expirant. Celui qui se préserve, qui s’économise. Qui espère, quoi ! Et qui escompte déboucher un jour à l’air libre. Le termite de l’espoir, diraient mes potes de la grande presse.

L’homme en question grisonne un peu, autant que le méchant éclairage me permet d’en juger. Il est sec, avec de l’énergie en veilleuse. Pas de drogue ! Et il fait bouillir ses aliments pour essayer de lutter contre les amibes. Il travaille modérément, mais avec application comme s’il entendait cultiver son corps, l’entretenir en vue de ce futur libérateur auquel il s’obstine à croire.

Je m’approche de lui.

— Salut, lui dis-je, je suis le petit nouveau de la classe. Français, toutes mes dents ; mon prénom est Antoine.

Il opine, prend ma main et murmure laconiquement :

— Yang Fou.

Je me dis que ça doit être très joli, écrit en doré sur fond noir au-dessus de la porte d’un restaurant chinois.

— Un Ricain qui se chie vivant m’a expliqué dans les grandes lignes ce que sont les conditions d’existence dans ce piège à rats malades.

— Je vois : il mourra demain, prophétise Yang Fou qui m’a l’air de vachement s’y connaître.

— Il semblerait que vous vous cramponniez ? ajouté-je.

— Je prends les précautions indispensables, si vous voulez je peux vous les indiquer.

— Je crois les connaître. Vous pensez que ce terrier débouchera quelque part, un jour ?

— Pourquoi nous le ferait-on percer, sinon ?

— Peut-être pour vous occuper ? A quoi servirait-il ?

— A l’évasion de Chine Populaire de certains réfugiés, par exemple, répond mon compagnon.

J’admets le crédit de l’hypothèse.

— Toujours est-il que vous n’êtes pas encore arrivé. Vous espérez sérieusement passer sous la Rivière des Perles ?

— Elle n’est pas profonde à cet endroit.

— Il n’y a pas moyen de ressortir d’ici autrement ?

— Je ne le pense pas. La seule possibilité consiste à se placer dans une benne, recouvert de terre pour se faire remonter. Certains essaient, périodiquement. Là-haut, ils le savent. Quand la chose se produit, ils balancent le type dans le puits et il s’écrase. On n’a plus qu’à l’enterrer. J’en ai enseveli au moins une dizaine depuis que je suis ici.

— Vous pensez que leur vigilance ne peut être prise en défaut ?

Tout en posant la question, je revois les gardes armés et munis de fouets, autour du cratère. Effectivement ils ont l’œil. Impossible de les tromper. Et puis faire quoi dans ce camp fortifié enrubanné de barbelés sur quatre épaisseurs ?

D’y songer me flanque un effroyable traczir. Cette fois, mes chéries, je sens que la grande faucheuse me renifle en grondant comme un doberman.

— Depuis que je suis ici, personne n’est parvenu à rester en haut plus de deux minutes, répond le Chinois.

Et moi, tu sais pas ? Vanneur, à la française, cocardier sur mon tas de fumier, de lancer, comme un cocorico :

— Je serai donc le premier ?

Un Chinois, ça ne s’émeut pas, ou alors ça change de nationalité. Yang Fou a un acquiescement poli. Tout juste qu’il te me se prosterne pas.

— J’en serais très honoré pour vous, dit-il.

Assez jacté. Soucieux d’apporter ma petite contribution au turbin général, je me mets en quête d’une pioche et me voilà à jouer les piverts au fond de la galerie, cognant maladroitement et avec un enthousiasme mesuré sur la paroi argileuse. Les autres manars ne m’octroient pas un pouce d’intérêt. Chargés à bloc, ils sont indifférents à tout et n’agissent plus que par réflexes. J’œuvre mollo, gambergeant comme encore jamais. Je me dis qu’il va falloir remonter de ce putain de terrier si je veux revoir la Normandie et surtout Félicie ma chère femme de maman. Personne encore n’a réussi l’exploit. J’ai promis d’être le premier. Alors je vais être le premier, un point c’est tout, à la ligne !