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En fin de journée, y a le rassemblement dans le fond du cratère pour attendre la drogue et la jaffe. C’est la drogue qui se pointe en premier et tu verrais ce rush, ma tendre fillette ! J’en suis honteux pour l’espèce humaine ; tous ces pauvres bougres démantelés, unis par le plus monstrueux des sorts, se bousculent, se battent, s’arrachent les tifs, se mordent, se piétinent, s’invectivent pour s’octroyer une dose d’évasion mentale. La bouffe, ils s’en moquent ; préférant se shooter plutôt que de s’alimenter. Yang Fou attend, à l’écart. Puis, soudain, ayant retapissé un escogriffe plus marle qui vient d’accaparer plusieurs doses, il lui bondit sur le poil :

— Donne-m’en une pour le Ricain ! ordonne-t-il.

Chose curieuse, son autorité est telle que le fripon ne cherche pas à se rebeller ; docile, il remet un petit sachet de papier brun au Chinetoque.

Yang le porte au Ricain qui est sur le point d’entrer en agonie. Il l’aide à s’enquiller sa farine dans les naseaux.

— O.K. ! soupire le malheureux.

Détendu, il ferme les yeux et s’abandonne aux effets de la drogue.

Après cette curieuse distribution, on descend la tortore. Je peux alors me rendre compte que le moribond n’exagérait pas quand il m’affirmait qu’elle était imbouffable.

Madoué, cette marmitée de merde ! De la sanie en sauce purin ! Où trouvent-ils une pareille abomination, là-haut ? C’est pas le tout d’oser la servir, auparavant, faut la dénicher. En quelles latrines, en quels charniers puisent-ils une telle verminerie nauséabonde ?

Rien que l’odeur me fait gerber ! Mes potes clapent cette épouvanterie sans sourciller. Juste Yang qui se livre à son petit manège annoncé. Il place la flamme d’une lampe sous sa gamzoule et attend que le brouet entre en ébullition.

— Vous devriez faire comme moi, puisque vous ne vous droguez pas, me conseille-t-il.

Je secoue la tête :

— Je n’ai pas suffisamment faim pour avaler cette saloperie, Yang.

— N’attendez pas d’être trop faible pour commencer à vous nourrir. Vous serez bien obligé de vous décider, à moins que vous ne choisissiez de mourir de faim.

— Je pourrai tenir jusqu’à mon évasion, promets-je.

Pas plus que la première fois, il ne marque un quelconque scepticisme. Il souffle sur sa pitance, à présent, afin de la refroidir.

— Yang, attaqué-je bille en tête, accepteriez-vous de m’aider ?

— A vous évader ?

— Parbleu !

Il touille dans sa gamelle avec une cuiller stérilisée à la flamme de la loupiote.

— Si vous trouvez le moyen…

— Je l’ai trouvé. Je ne suis pas sûr que ce soit le bon, néanmoins il peut comporter des chances de succès.

Plus je passe mon plan en revue, plus il me semble valable. Toujours est-il qu’il a un mérite qui annihile toutes les objections : il n’en existe pas d’autres.

Yang Fou fait comme Toto : il mange sa soupe.

Au bout de quelques cuillerées, il opine.

— Naturellement, je vous aiderai.

J’attends, acagnardé contre la paroi, essayant de faire le calme en moi, d’oublier l’enfer où je me trouve.

J’attends que l’Américain meure.

CHAPITRE XXI

Et cette mort, je l’attends avec espoir. Elle marquera la délivrance du Ricain et peut-être la mienne.

J’ai confiance. Je réussis si parfaitement ce que j’ai décidé de réussir !

Pour l’instant, il semble reposer, affalé sur le sol, la nuque contre une pierre plate. Dénuement extrême. Fin de vie, fin de tout. Animal homme en extrême abandon. Parvenu au bout de sa course, et retombant, faute de la pulsion géniale qui nous maintient à la verticale et en mouvement. Des gargouillis s’échappent de ses entrailles dévastées.

Les autres pioncent dans la galerie, poussant parfois des cris déchirants, des cris de fous endormis. A l’exception de Yang qui, comme moi, préfère roupiller à la vilaine étoile.

Tout là-haut, la nuit est une espèce de pâleur bleuâtre dans laquelle on croit discerner de vagues scintillements. Ce disque d’infini, si éloigné de nous, est l’ultime rappel de cet autre monde qui fut le monde pour les gens d’en bas.

La notion de temps bascule.

On m’a enlevé ma montre. Quelle heure peut-il être ? Je somnole parfois, mais en pointillé, terrassé par la fatigue. La faim et l’angoisse me réveillent. Quelques secondes d’incertitude comateuse et la réalité me bondit dessus, si monstrueuse, si désespérante que j’en suis chaque fois étourdi.

Yang, qui s’est forgé une discipline de survie, pionce calmement comme s’il se trouvait dans une suite du Plaza Athénée. Il a su se reconvertir à une philosophie qui me paraît inadmissible, mais dont je crois comprendre les grandes options. Il vit pour lui, pour l’unique bonheur d’être, de fonctionner, de penser. Il a, pour but, puisqu’il en faut un, la lointaine perspective d’atteindre l’extrémité de ce foutu tunnel.

Nouvelle zone de dorme pour moi.

Nouveau réveil combien amer.

Je me penche sur le Ricain. Il respire encore, mais je sens bien que c’est la fin. L’estimation de Fou était juste : il va bel et bien clamser aujourd’hui. Et cette fin guettée ne m’émeut pas. Elle me fait honte parce que je l’espère. J’attends. J’attends. Quel abominable espoir ! Quelle louche surveillance. Quel vénéneux désir…

Cette fois, je ne redors plus. Une touffeur de serre m’empêche de respirer normalement. Je ne suis pas encore habitué à l’odeur des lieux. Le bide pourri du mourant produit encore des bruits odieux. Je pose ma main sur son front. Il est emperlé d’une sueur glacée. Je tâte son pouls. Il n’y a plus d’abonné au numéro que je demande. Mort ! Ultime résonance de ce qui fut sa vie : les gargouillements du mal qui l’a tué. Rumeur organique…

J’appelle le Chinois :

— Eh, Yang !

Te dire qu’il ouvre les châsses, j’en suis incapable. Ces mecs, avec leurs lampions en code, on ne sait jamais quand ils te regardent, ou alors faut se mettre à genoux devant leurs yeux pour les mater en contre-plongée.

— Hé ! Yang, notre copain est mort !

— Oui, depuis un bon moment déjà, confirme le Chinois. Je vais pouvoir tenter la belle.

— A vous la chance !

— Le moment est venu de vous expliquer mon plan.

— Je crois l’avoir compris.

— Sans blague ?

— Vous allez prendre place au fond d’une benne. Je vous recouvrirai de terre et, par-dessus, je placerai le cadavre de l’Américain, O.K. ?

— Bravo !

— Quand ils verront le cadavre, ils feront comme d’habitude : ils le rejetteront dans la fosse. Grâce à cet incident, vous espérez qu’ils ne prendront pas garde au restant du contenu et qu’ils le videront dans le camion sans autre vérification ?

— Exact. Avant qu’on ne me descende, j’ai vu qu’ils se servaient d’un engin pour soulever la benne et la décharger sur le plateau des camions. Si le type qui manœuvre l’appareil est quelque peu distrait par le gag du cadavre, il ne me verra peut-être pas basculer.

— Peut-être, admet laconiquement Yang Fou. Seulement, il faut vous débarrasser de vos vêtements. Quand vous serez nu, je vous enduirai complètement de boue que vous laisserez sécher. On mettra de la terre au fond de la benne, de manière à ce qu’elle vous recouvre quand elle sera renversée. Il existe un autre danger aussi ; c’est que vous soyez écrasé dans le camion par les déchargements suivants dans le cas où l’on ne vous aurait pas remarqué. Rendez-vous compte que chaque benne doit contenir plus d’une tonne de terre ! D’autre part, il faudra opérer au bout d’une dizaine de charrois car si on tentait le coup au début, vous seriez enseveli par les suivantes. Je pense qu’un camion doit en contenir de douze à quinze. Il ne faut pas non plus risquer d’arriver en final au sommet d’une pyramide.