Il parle lentement, d’un ton précis, en chef.
Je pose ma main sur son bras.
— Merci, Yang, de votre collaboration. Sachez que si mon évasion réussit, vous ne demeurerez plus longtemps dans ce camp car le monde entier saura ce qui s’y passe !
Il reste un moment sans mot dire, puis il murmure :
— Le monde entier se moque de ce qui se passe ici et également de ce qui se passe ailleurs. Il n’y a pas de « monde entier ». Il n’y a que des morceaux de monde comme il y a trente-deux dents dans une bouche. Chacune ignore la carie de l’autre et, pourtant, elle finit par être contaminée par cette carie.
Il est beau dans la lueur faiblarde de la lampe, Yang Fou. Beau comme l’homme. Il est l’homme, au fond de ce trou immonde. L’homme régnant qui plie l’univers à sa volonté, mais qui subit sa propre loi.
— Ce n’est pas le monde entier qu’il faudra prévenir, my friend.
— Qui donc ?
— Les autres, là-bas, de l’autre côté de la Rivière des Perles. Il faudra leur dire ce qui se prépare ici. Et alors ils feront les relevés nécessaires et viendront à notre rencontre. Les descendants de ceux qui ont bâti la Grande Muraille ne mettront pas longtemps à percer les quelques milliers de pas qui nous séparent encore.
Je suis frappé par ses paroles.
— Je les préviendrai, Yang.
— Ameuter l’opinion publique ne ferait qu’induire nos geôliers à tout faire sauter par-dessus nous avant que la moindre commission internationale ne soit nommée.
Il se lève.
— Déshabillez-vous, je vais vous préparer. Mais auparavant, laissez-moi vous donner ceci.
Il écarte ses hardes et détache de son flanc une sorte de poignard grossier.
— Je l’ai taillé dans du silex, explique-t-il. Il est aussi redoutable qu’un vrai dont la lame serait en acier. Il pourra vous être utile.
— Mais… et vous ?
— J’ai le temps de m’en confectionner un autre, répond le Jaune, philosophe.
La charge est écrasante et je ne puis plus remuer. Ma respiration est assurée par une cheminée constituée de pierres plates. Je n’entends plus rien, ne vois plus rien. Il me semble être enterré vivant. Le sol est froid comme l’est la mort qu’il finit toujours par héberger. Tenir ! Il faut tenir. Tout endurer. Rester moi-même, c’est-à-dire un être de volonté dynamisé par l’espoir le plus insensé !
Yang Fou est devenu mon destin. A lui de choisir le moment propice. Grâce à son emprise sur les autres, il décide de la manœuvre.
Le moment tant espéré arrive où je me sens balancé. L’opération Adjas est commencée.
Le pire, c’est que je ne sais rien de ce qui se passe. Ne peux rien en connaître. On me remonte, cela je le suis à ce mouvement continu, mais saccadé.
Et puis vient un choc sourd qui m’ébranle entièrement. Me voici immobilisé, donc la benne est parvenue sur les bords du cratère. Au bout d’un moment, la charge qui m’écrase se fait moins pesante. « Ils viennent d’enlever le corps du Ricain », songé-je. Tout va se jouer pour moi dans les minutes qui suivront. Des chocs encore. Les mâchoires de l’engin qui hisse les bennes se saisissent de ma nacelle. Attention ! Seigneur, ne soyez pas distrait : c’est à présent que Vous avez l’occasion de me montrer en quelle estime ou mésestime Vous me tenez ! Voilà, c’est parti. Je suis soulevé de terre. Je décris une orbe. Et tout à coup, c’est la basculade avalancheuse. Je reste en boule. La position fœtale est celle des grands secours. Adieu, Berthe ! Je suis criblé, roulé, malaxé, concassé, broyé. Enseveli ! J’étouffe, j’ai mal, mon cerveau clopine. Je ne pense plus, ou alors rien de valable. Je pense que je ne pense plus, voilà ! Un éboulement de ma viande et de mes os. Ne pas broncher, attendre. Se retenir de tout. Se minéraliser, terre parmi la terre. Ce sont les bruits qui me percutent le plus fort. Bruit de ferraille, cris humains. Rumeur du monde. Ronron de moteur. J’essaie de soulever mes paupières. J’ai de la terre plein les châsses, mais malgré tout, des fendillements me permettent d’apercevoir quelque chose, plus exactement quelqu’un. Ce quelque chose, ce quelqu’un c’est la frite du mec qui manœuvre l’escalator de bennes. A pas trois mètres ! Ma gueule est au niveau de la sienne. Il mate dans ma direction, mais sans me voir. Il suit son travail. J’échappe à sa détection. Je fais partie d’un ensemble familier. Grâce à Yang qui m’a crépi. Terre parmi la terre, oui, c’est bien cela. Non plus homme, mais humus !
Je referme mes paupières, pour ne pas capter les yeux de l’autre. Éviter que n’opère l’attraction classique d’un regard, que ne soit visible la brillance de mes prunelles. Immobile j’attends. Yang a admirablement calculé son coup parce que je suis la dernière benne chargée sur le camion. Je repose non pas au sommet de la pyramide, comme il était à craindre, mais au pied, mon flanc droit bloqué contre la ridelle du camion.
Ce dernier décarre en ahanant, poussif, exténué. Bientôt, mon sens olfactif me revient, pour tenir compagnie à l’auditif. L’huile brûlée du moteur dégage vilain, espère, mais c’est du 5 de Chanel comparé aux miasmes de la fosse que je viens de quitter.
L’attelage cahote sur un chemin de terre. Puis s’arrête. J’entends échanger des paroles en chinois. Je rouvre les yeux sur le bras dressé d’une barrière peinte en rouge. On sort du camp !
Le véhicule roule sur une route goudronnée.
Dans la cabine, le conducteur possède une radio qui rugit une musique mélécassiste.
« Bien, me dis-je : première partie de l’opération réussie. L’avantage de ce tunnel c’est qu’une évasion, pour peu qu’elle réussisse, passe inaperçue puisque aucun contrôle n’y est effectué. Par conséquent, mes bourreaux ne sauront jamais que je leur ai faussé compagnie. »
Cette satisfaction enregistrée, je suis assailli par de nouveaux tourments chiément préoccupants. Où me drive-t-on ? Dans une zone de remblaiement, probable. Quand le plateau du camion se foutra à la verticale, je serai enseveli et broyé par des tonnes de terre. En admettant que je parvinsse à sauter avant l’avalanche, les gus travaillant sur le chantier me retapisseront, ça ma vieille, tu peux en être certaine. Or, je suis nu comme ta main quand elle emprisonne une belle bibite bien fraîche, chérie. Et que veux-tu qu’un gazier rigoureusement à poil s’en aille raconter pour expliquer sa présence et sa tenue ? Dès lors, je pense qu’il ne serait pas judicieux d’attendre le terminus pour me débiner. Alors, bien, fort de cette certitude, je pousse ma frime de théâtre au-dessus de la ridelle. Nous roulons sur une hauteur dominant la Rivière des Perlouzes. Quelques maisons lépreuses la bordent. Des gars chevauchant des espèces de motos à trois roues nous doublent en pétaradant. M’est avis, comme on disait dans les mauvaises traductions américaines des années 60, m’est avis que si je largue le camion au milieu de la circulation, ça fera un drôle de cri dans le Landerneau.
J’en suis là de ma perplexité quand le camion freine pour enquiller un chemin défoncé sur la droite. Direction, le fleuve.