Je soupire en continuant de soupeser mes quatre piécettes dans ma fouille. Ce qu’il y a de plus désagréable, lorsqu’on met les fringues d’un autre, ce sont les poches. Là subsiste son intimité. Même vides, elles continuent de porter témoignage de l’absent.
Quatre pièces. D’elles va dépendre mon futur. Je dois gagner ! Facile à dire. Tout le monde, ici, ces centaines de glandus, caressent la même certitude. Gagner ! Seulement, en ce qui me concerne, il ne s’agit pas d’une partie de plaisir. Nez cécité fêle oie, comme dit Maurice Druon dans sa préface aux Pieds Nickelés. Moi, je viens demander au sort de me sortir de la pestouille. Juste un dépannage. Ce que je vais arracher de ce casino, je le donnerai aux pauvres plus tard, j’en fais le serment, in petto, et quand on sermente en latin, ma vieille, tu peux y compter !
Me va falloir une tactique, non ? Je vais pas m’amener comme un nœud volant sur le premier appareil venu pour lui introduire ma pauvre camelote et qu’il m’en remercie d’un pied de nose.
Je joue des méninges. Branche celles-ci sur mon compteur bleu. La seule manière de mettre un maxi de veine de mon côté, c’est de surveiller un joueur obstiné qui se sera servi longtemps et sans résultat du même appareil, pour, dès qu’il en a quine, prendre sa place. Calcul des probabilités, tu sais ? Le zigue qui aura mis vingt-cinq pièces sans tirer un fif aura en somme assumé une grosse partie de ma malchance potentielle. C.Q.F.D. !
Mais faut-il encore dégauchir l’oiseau rare. Je retapisse une grosse Asiate rondouillarde, aux cannes en cerceau et à la bouille découpée au compas. Frisottée, la mère, des gouzi-gouzettes dans les tifs, très very joli : chatons aux yeux de strasse, banane d’émail, plume en étain poli. Elle garde une de ses mains potelées en sébile. Y puise des nickels qu’elle introduit de l’autre dans la fente goulue. Une traction rapide. Le bastringue tournique. Rien ! Elle procède aussi vite qu’elle le peut, comme si elle était pressée d’en finir. A croire que son fric lui brûle la paluchette. Sa main réceptrice se vide rapidos. Quand elle est libérée, la gravosse ramène sur son ventre son sac qu’elle porte en bandoulière et y puise une nouvelle provise.
A son côté, il y a une espèce de ouistiti soucieux qui s’active de même. Lui aussi joue en pure perte depuis un bon moment. Je décide que je prendrai la suite du premier des deux qui lâchera. Ils continuent de semer à tout-va leur grisbi. Toujours rien. Ils doivent avoir mal au bras à force de tirer sur la commande. La gravosse achève sa seconde réserve.
Elle hésite et soupire. Le ouistiti d’à côté fouille ses vagues. Il est à sec de pièces. Les deux se regardent et échangent en chinois quelques considérations désabusées, genre : « Ong La Dan L’Ku. » Et puis, d’un accord commun, ils abandonnent. J’hésite. Quel appareil choisis-je ? Celui de la bonne dame, ou celui du ouistiti ? Bast, j’avais retapissé la grosse en premier, c’est donc que mon instinct me guidait. Un grand jeune glandu blond et rose, made in Holland, ça je t’en fous mon billet, radine à l’appareil du petit Jaunet. Ma pomme, je me recueille avant que de confier ma première pièce à la bouche pincée de mon appareil. Je la charge de toute ma détresse :
« Vas-y, ma mignonne gagneuse ! Et ramène du blé à ton julot ! »
Je vois valser prunes, raisins, oranges, citrons et cerises.
Deux raisins s’ajustent et puis le reste foire.
In the babe !
Seconde pièce !.. Gling ! gling ! gling ! gling !
Nothing !
Un fracas s’opère à mon côté. C’est l’emmanché de grand Batave qui vient de décrocher la timbale. La toute vraie manne (d’osier). Il lui en dégueule plein les mains, sur les pieds. Ça n’arrête pas de flouzer.
Je m’arracherais la peau des burnes pour m’en faire un imperméable ! Une chance sur deux ! J’ai choisi la mauvaise place, car je sais que mon appareil sera impitoyable. Pauvre connard, va ! Sans joie, j’introduis mes deux dernières pièces. Les rouages ont un ton lugubre pour m’annoncer que je peux me l’arrondir vilain. Et, effectivement, j’inscris pas de bol à mon palmarès.
Vaincu par la malchance, j’essaie de me remonter le moral en me disant que quelques heures plus tôt, je moisissais au fond de la fosse. Tout de même, je suis fauché, mais libre ! Je vais trouver un autre moyen de m’en sortir. J’ai commencé par le mauvais, il faut continuer par le bon. Ça aussi appartient aux lois des probabilités, non ?
Alors je regrimpe dans la zone des jeux « sérieux ».
Des fois que, parmi la populace, une belle âme aurait les poches débordantes, va-t’en savoir.
Au bout de quelques pas incertains, une forte émotion me saute à la gorge. Je reste abasourdi de surprise, si tu me permets l’expression, ma belle sans-culotte.
A la table qui se trouve face à moi, parmi les frénétiques de la plaque, une fille ensorcelante est assise. Sublime dans une robe vert émeraude, avec un col bordé d’argent.
Cette fille c’est « ma » Chinoise de l’hydroglisseur.
C’est-à-dire « mon » voleur. Ou mon violeur, si tu préfères.
CHAPITRE XXIII
Elle semble passionnée par le jeu. Je me tiens à deux mètres quarante-cinq d’elle, mais elle ne saurait m’apercevoir tant est total son intérêt pour la roulette. Elle n’est pas seule. Une grosse gonfle vieillardesque l’escorte. Un Asiatique déplumé, aux cheveux gris coupés court. Il est gras, bagué, adipeux (mais a dit bien), avec des lunettes d’écaille semblables à celles que portait le bon Marcel Achard.
Fringué de soie sauvage bleue, œillet à la boutonnière, cravate blanche ornée d’une forte épingle représentant une pattoune d’aigle crispée sur une perle noire, il fume un cigare qu’une mercière aurait du mal à se carrer dans l’oigne. Il a les deux mains posées sur les épaules de la belle Chinoise sublime, à laquelle on ne saurait reprocher (au physique s’entend !) que la paire de burnes accrochée à son entre-deux. La chérie joue gros jeu. Des plaques grandes comme des tuiles (et qui représentent des briques). Les virgule sur les finales. Son chiffre étant le 6, je me demande bien pourquoi, personne à ma connaissance ne montrant une prédilection pour ce 9 à l’envers, si ce n’est les marchands d’œufs.
Mon sang ne fait qu’un tour, mais parfait ! Sans rater un seul virage. Je suis simultanément effrayé et ravi. Effrayé parce qu’elle n’hésitera pas à me rebalancer aux matuches si elle me reconnaît, ravi parce qu’il est inestimable de retrouver si vite sur sa route un individu venant de vous infliger une crasse de cette envergure.
Je ne barguigne pas, n’ayant jamais appris à le faire. Dare-dare, ma décision est prise : la surveiller, la suivre et, à la première occase, me rappeler à son bon souvenir.
Voilà pourquoi je contourne sa table et vais me planter à quelques encablures du couple.
La mère a perdu gros car elle paraît drôlement bougonne en quittant la table. Elle faille renverser sa chaise, comme dirait l’Inestimable. Son kroum lui trottine au fion, empressé, saliveur, alléché, à lécher.
Tous pareils les vieux marcheurs : regard allumé, jambes papattantes, ventre pointé. S’agit-il d’une conquête récente ou d’un protecteur attitré ? Sait-il que son égérie est un mec ?