Je les suis sans peine à travers la foule des joueurs. Ils ne quittent pas le casino, ce qui m’introduit à penser qu’ils logent à l’hôtel Lisboa et Macao. Ils se rendent au bar feutré, dont les fauteuils sirupeux et la musique emmitouflée sont propices aux tronches-à-tronches amoureux.
Je les regarde s’installer, depuis le couloir. Le barbon prend la main de sa compagne. Décidément c’est le grand bidule, eux deux.
Bien entendu, je m’abstiens de pénétrer dans le bar, n’ayant pas le moindre laranqué pour cigler une conso.
Il me faut donc encore poireauter. Non loin de l’entrée il y a une galerie marchande où l’on vend des objets de grandes marques qu’il est peut-être préférable de ne pas regarder trop attentivement. Je vais y musarder en attendant le bon vouloir du couple. J’ai des picotements dans ce que Béru appelle si aimablement la moelle pépinière. La partie devient capiteuse. Je caresse le poignard de silex si consciencieusement poli et affûté par le pauvre Yang Fou. Si je ne me retenais pas, j’irais droit le planter dans le bide de cet être vénéneux. Comme ça, en camarade, juste pour me passer un caprice.
Temps à autre, je quitte la galerie pour retourner à l’entrée du bar. Le couple continue de mignarder des doigts. Gouli goula. La papouille préalable. Promesse du crépuscule. Les Amants de Vérole : Ramollo et Juliette ! Salaud ! Je vais te dire, ce type a effectivement quelque chose d’irrémédiablement féminin : c’est UNE garce !
Quelqu’un m’écarte pour se faire livrer le passage. Geste agacé. Je m’efface. Il s’agit d’un autre couple. Ce dernier pénètre dans le bar sans m’accorder la moindre attention, ce qu’à Dieu merci, puisqu’il s’agit du couple d’Italiens.
Il marche droit à l’autre.
Congratulations. Tout le monde commande des Pim’s Number One au champagne. Ça soûle sans faire tousser.
Donc, il y a rancart général à Macao ! Very interessinge.
Que mijotent-ils, ces forbans internationaux ? Probable que c’est Macao le point de départ de la drogue pour l’Europe. D’ici que part le brut à traiter dans les labos de Corvonero.
S’agit-il d’une réunion au sommet ?
C’est juste au moment que je pense le point d’interrogation de cette question qu’une voix chuchote derrière mon lobe :
— C’est pas pour m’éventer, mais l’monde est mignard !
Je m’oblige à ne pas me retourner.
— C’est vous, saint Michel archange ? murmuré-je.
Le rire gras de Tarass Poulbot me meurtrit les trompes.
— T’sais bien qu’j’sus plutôt ton chien-Bernard, fait-il.
Je retourne à la galerie marchande, le Mastard sur les savates, et c’est alors seulement que je me retourne.
Je manque m’anéantir de surprise.
J’ai face à moi un gros Chinois au regard sanguinolent. Teint jaune pâle, paupières bridées (au collodion), costume Mao, casquette Mao. Juste le pet de joie qu’il émet reste français, trahissant la vérité du personnage.
Sa Majesté gazeuse s’explique :
— J’m’ai réveillé tard dans la noye, biscotte ces fuselages horaires qui m’avaient chanstiqué le métal bolling nasal.
« Je me fous à ta recherche : personne. J’réclame après ta pomme : rien. T’avais évaporé. V’là qu’je pars à draguer d’ici, d’là dans l’hôtel. Et je m’avise qu’un bizet du coin me filait aux miches. Un gros vilain. Moi, les anges gardiens, j’ai l’mien et ça m’suffit au bonheur. J’m’arrange pour qu’il s’annonce à mon étage. Deux plombes du mat : personne à l’horizon. Juste comme j’arrive à ma turne, je chique au mec qu’à oublié sa carouble et j’fais demi-tour en courant. L’vilain s’écarte pou’m’laisser passer. Arrivé à son hauteur, ma droite lui part au plexiglas solaire. Vraoum ! Aux pieds, Médor !
« Une savate de Grenelle dans la gueule et il comptait ses moutons, kif Jehanne d’Arc à Do-ré-mi-en-Provence. J’le biche au col, le traîne jusqu’à ma turne où qu’c’t’à son tour d’faire dodo, l’bel enfant. Mais auparavant — et tu peux ajouter chinois, s’lon ta belle habitude — j’l’ai un peu fait causer. L’hic c’est qu’il parlait qu’un très mauvais anglais dont j’ai eu du mal à m’débattre avec. Grosso module, j’ai pigé qu’il était payé pour nous surveiller et affranchir l’Italien de l’hôtel qui se nomme Avani. J’lu demande en c’dont il te concerne, et tout c’qui peut m’apprendre, c’est qu’t’as été à Cacao. Sachant que nous fûtes retapissés d’première, je chourave les loques du mec, le ligote et le cloque dans mon pucier. Et puis j’place su’ ma lourde l’écriteau « Douze notes masturbent ». Au p’tit morninge, c’est moi qu’ai pris la planque à l’étage des Ritals. Je m’ai attaché à leurs pas, comme on dit, et j’y sus t’encore. Et toi, grand fou, d’où qu’tu sors ? »
— D’un puits, lui dis-je, comme la Vérité.
CHAPITRE XXIV
Macao, j’ignore si tu es de mon avis, c’est un patelin plutôt triste. Artificiel par le côté casinos, il fait délabré pour le reste, fin de civilisation, plus exactement. Il s’agit d’une sorte de no man’s land où plus rien d’ancien n’est pris au sérieux, mais où rien de neuf n’est encore en place. La frite des gens est éloquente. Tu te croirais un peu dans ces pays de l’Est où l’on voit sur les visages que le bonheur fut et qu’il ne reviendra peut-être jamais. Vivre n’y est qu’une façon de subsister ; il y manque ce corollaire de l’humain : le rêve.
Je me dis tout cela et un peu plus en filant nos gens par les artères ensoleillées. Ils ont pris des pousses à deux places tractés par un vélo ; plus exactement, par une moitié de vélo, puisque le véhicule ne comporte que trois roues au total. Malgré l’énergie des pilotes, il ne nous est pas dur de les suivre à pied. Nous marchons vite, ce qui n’est pas du goût de l’Enflure. Le Gros a toujours considéré ses jambes comme un tabouret sur lequel faire asseoir une gueuse tétonnesque, ou comme un étau destiné à enserrer le jambon pour mieux le découper en tanches épaisses ; les actionner en cadence afin qu’un pied en précède un autre pour être aussitôt dépassé par ce dernier lui flanque vite des vapeurs.
— J’espère qu’ils vont pas à dache, renaude-t-il.
Je le rassure :
— A Macao, dache n’existe pas car c’est un minuscule territoire. En tout cas, si la distance à couvrir était importante, ils auraient pris une bagnole.
Effectivement, au bout de l’avenue, les deux cyclotaxis obliquent à droite pour emprunter une rue plus populeuse. Un instant, j’ai la raie culière qui fait l’accordéon, car il me semble que nous nous dirigeons vers l’hôtel de police où je fus initialement conduit. Mais non. On enquille une troisième voie, très déserte celle-là, pour stopper bientôt devant une construction neuve, éclairée par des briques de verre. C’est le style de nouvelle bâtisse fonctionnelle qu’on trouve dans tous les pays, sous toutes les latitudes.
Une porte de fer peinte en gris, à doubles battants. Dans l’un des vantaux s’ouvre une autre lourde plus petite. Une plaque émaillée, de forte dimension, vissée près de l’entrée annonce, en portugais, en anglais, en chinois et en sourd-muet : Coopérative Pharmaceutique. Import-Export. Les quatre passagers descendent de leurs mini-carrosses. Le gros vieux Chinois amoureux du travelo sort une clé de sa vague et ouvre la petite porte tandis que l’Italien cigle les pédaleurs. Ces dames font le pied de coquecigrue en attendant. Un, deux, trois, quatre, cinq, et tout ce petit monde est entré. La porte se referme.
— Tu croyes qu’y viennent pour une partouzette ? fait le Mastard.
— Un entrepôt pharmaceutique me paraît moins apte à héberger ce genre de cérémonie qu’une chambre d’hôtel.