Il va.
Ramène le gros paquet geignant qu’il laisse tomber sur le sol recouvert d’un tapis en coco.
Pendant ce temps, j’ai, par habitude, ouvert les tiroirs du burlingue et dégauchi dans celui du haut, à l’abri d’un double fond aussi discret et astucieux qu’un nez en carton, un pistolet de fort tonnage, à double canon, avec les yeux noirs. Arme de guerre qui ne plaisante pas.
Je l’examine avec intérêt, déboucle son crotsbigne de fourragité et le mets en évidence devant moi. De quoi tenir un siège, ce siège étant même un canapé, si ça se trouve.
Très bien. Les bonnes gens reprennent connaissance, en place pour le quadrille !
Rien n’est plus confortable, en pareille occurrence, que d’avoir tout son temps à libre disposition, comme il est dit sur les dépliants de croisières. Tu peux détailler chacune et chacun, réfléchir, chercher tes mots, en exiger de très rares de tes interlocuteurs.
Bérurier qui a exploré les placards d’alentour revient fièrement, portant un assortiment de bouteilles variées, parmi lesquelles une de whisky et une d’alcool de riz. Il est ronflant d’allégresse, Mister Milord. Pimpant comme un édicule public neuf.
— Eh ben ! tu voyes, c’t’ici qu’les Romains s’ramènent ! jubile mon joyeux complice. Faut venir aux ventripotes[16] pour discuter, mais on va l’faire à bâtons rompus.
Pour transformer cette affirmation banale en jeu de mots de qualité, il démasque un manche à balai passé dans sa ceinture comme un dérisoire sabre de bois.
En ma qualité de nouveau pédégé, reconnaissable à sa parfaite liberté de mouvements, je croise mes mains voyouses sur le beau buvard vert cerné de cuir.
— Je déclare la séance ouverte, dis-je. Et je donne la parole à la ravissante secrétaire du signor Parrucca, laquelle me doit toujours un dîner, soit dit en passant.
La donzelle ainsi invitée me décoche un long regard plein d’incertitude.
— Je vous écoute, signorina…
Elle prend un peu d’air pour le voyage et le transforme en phrase décevante.
— Je n’ai absolument rien à vous dire !
Elle soutient hardiment mon regard.
Allons, toujours ces classiques complications dont on n’a raison que par la contrainte. Va falloir sévicer ! Ça me court. Une partie perdue est perdue, non ? Pourquoi refusent-ils toujours de s’affaler après que je leur ai fait toucher les deux épaules ? Faut les bricoler, malmener, torturer même, osons les mots les plus rebutants. Leur arracher des aveux par les moyens les pirement expéditifs.
Bérurier renifle de trop de concentration.
— J’sens que c’te clientèle est pour ma pomme, soupire-t-il.
Comme il sait bien tout, l’Abominable homme des œufs à la neige. Comme il me renifle au plus creux de l’âme ! Extirpant de sa narine palpitante les sombres remugles de ma conscience il les roule entre le pouce et l’index et les chiquenaude à travers le burlingue.
— Un moment, le calmé-je.
A la môme :
— Puisque vous ne dites rien, moi je vais vous parler.
Et voilà que je me mets à leur raconter mon odyssée du tunnel. A leur décrire la vie effroyable des fouisseurs de fond, dans la fange et le désespoir, leur renoncement par la came, la manière dont ils crèvent et pourrissent. Je parle sans passion, sans âpreté, en homme qui a besoin de faire connaître à d’autres une iniquité insoutenable. Le plus curieux c’est qu’ils paraissent m’écouter avec intérêt. Je leur dis la manière dont je me suis évadé. Le hasard qui m’a permis de les retrouver. Et je conclus :
— Je suis venu jusqu’ici, j’ai vécu tout ce que je viens de vous raconter uniquement pour apprendre la vérité sur votre trafic. Cette vérité, vous allez me la dire, sinon nous vous arroserons d’essence et nous vous ferons griller avec ce dépôt.
— Êtes-vous flics ou assassins ? demande calmement l’Italien.
— Dératiseurs, réponds-je. Vous infestez la société par la drogue, à cause de vous des quantités d’individus deviennent des loques déshonorantes. Je vous considère comme des rats dont la destruction est de salubrité publique. Je n’ai pas qualité pour vous arrêter, mais je peux vous anéantir.
Il me sourit. Son sourire me trouble, crois-moi ou va te faire faire minette par le grand gendarme à moustache posté sur l’autoroute du Soleil. Et sais-tu pourquoi il me trouble ? Parce qu’il est celui d’un illuminé. Je pressens tout à coup que cet homme est autre chose qu’un bas trafiquant de came. Oui, cette idée me vient insidieusement, devant ses dents blanches. Drôle d’idée, hein ? Et qui débouche sur quoi ?
— T’as un’ s’conde, qu’ je t’cause ? requiert Alexandre-Benoît.
Il est déjà à la porte du couloir, je l’y rejoins. Il pisse contre le mur, très relaxe, sans se donner la peine de chercher les cagoinsses. Sa modulation de fréquence anale ponctue d’un solo de batterie.
— Jamais y n’s’affal’ront si tu les sépar’ras pas, pronostique le loustic à tique. Moi, si t’es d’ac, je m’les biche un n’a un dans un’ aut’ pièce, et j’leur fais bonnir tant tell’ ment d’trucs qu’ils tiendront pas tous dans c’bouquin à la con.
Je me gaffais bien que ça allait finir commako. Passage au concasseur. Mister Moulinex en action ! Fabrication de tartares maison ! Hamburgers à toute heure. Recours inévitable à la main souveraine de Bérurier, l’homme de Gros-Moignon !
— Oui, oui, bien sûr, balbutié-je ; mais je…
— T’as tes états d’âme ?
— Plus ou moins, mais une chose m’intrigue que j’aimerais résoudre avant de passer aux voies de faits.
— Ce sont celles de la raison, affirme le Cartésien, qui cartèse sur table. Qu’est-ce qu’intriguante, s’lon toi, mec ?
— Pourquoi les deux Italiens étaient-ils déshabillés ?
— Faut t’faire un dessin ? ricane le Gros. Maâme Félicie t’a rien dit, l’jour d’ta majoration ? Y v’naient donner un petit spectac’ aux deux autres, bonne poire ! Ce cul est fadé[17]. Tu disais : une chambre d’hôtel est mieux pour, souate ! Mais p’t’être qu’on ne partouze pas av’c l’amour dans c’bled, et que c’est interdit par la censure.
Il se remise zézette après sa copieuse miction.
— Un instant, j’sus z’ à toi !
Il entre en coup de bourrasque dans le burlingue et va tirer deux trois mornifles de stentor au Chinois. Puis resserre sauvagement ses liens.
— L’père Mao qu’essayait un p’tit tour d’magie, explique-t-il en revenant. Bon, t’as décidé quelque chose de particulier, gars ?
— Prends les nippes de ces deux tourtereaux et examine-les centimètre par centimètre, avec des ciseaux !
— Toi, quand une idée t’travaille le cuir…
Il obéit cependant. Tandis qu’il s’acharne, je ne perds pas de vue nos prisonniers. J’ai l’œil. Ils ont les leurs. Or les leurs restent flegmatiques, je dirais même tranquilles.
Conclusion ? On gèle.
Le temps passe, en silence, juste coupé par le souffle encombré de Bérurier et le grignotement des ciseaux mordant dans l’étoffe comme un roquet dans les jarrets d’une vache.
Je bois un verre d’alcool de riz. Un lance-flammes me nettoie le gosier. L’arrière-goût est fécal. Bérurier tend la main dans ma direction. J’y place le flacon. Il s’en téléphone une douzaine de centilitres et pose la boutanche à ses pieds.
La secrétaire reste imperturbable.
Le ravissant pédoque soupire en louchant sur le torse bronzé et peu velu de l’Italien. Quant au gros vieux Chine-chine, il semble s’emmerder à quarante dollars le baril. La situation serait-elle bloquée ?
« Pourquoi s’étaient-ils dévêtus ? » m’obstiné-je à me demander sans me proposer de réponse satisfaisante.