Bon, la Letizia se lève. Deux garçons l’imitent, se penchent sur deux filles, parlementent et les décident à les suivre. Les cinq se cassent. Comme j’ai pris la précaution de douiller chaque conso aussitôt que servie, on peut les filer sans temps mort, ce sous l’œil cloaqueux du taulier qui nous a parfaitement retapissés.
Ils ne vont pas loin. Un bref dédale dans des venelles obscures où gambadent des marmots, les cinq s’engouffrent dans une maison pas très fraîche, dont la façade a la vérole. Leurs pas résonnent dans une cage d’escadrin aux marches de bois. Je compte les degrés de leur ascension. Trente-quatre marches, soit deux étages. Une porte claque.
— Ça veut dire quoi ? demande Bérurier. Viens ! s’étonne-t-il en me voyant rebrousser rue.
— Où qu’on va ?
— Faire des emplettes.
Juste à l’angle de la via dei Condotti et de la via Berlingo, j’ai aperçu un magasin qui me botte, bien que ce ne soit point celui d’un marchand de godasses. Nous nous y rendons sans nous presser. J’ai ma petite idée, et elle me chuchote de prendre tout mon temps et un peu du tien si ça ne suffisait pas. Je fais un achat utile, sans donner d’explications au Mastard. Cela dit, la nature de ce que je viens d’acheter lui laisse entrevoir ce à quoi je le destine.
Tout plan-plan, comme on dit dans le pays natal à ma Félicie, nous regagnons l’immeuble où se sont engouffrés nos petits canaillous. On grimpe les deux étages. Deux portes se proposent. Sur l’une, il y a écrit : « Dottore Luigi Cramoisi », sur l’autre y a rien et on perçoit des mots, des exclamations, quelques interjections et une préposition invariable fourvoyée. J’introduis mon pernicieux sésame dans la serrure. Ça dépone comme dans du Tintin. Je pousse très lentement le panneau. Nous accédons à un vestibule obscur, au bout duquel filtre un rai de lumière.
Le principal intérêt d’une porte est d’isoler une pièce d’une autre pièce ou de l’extérieur. Son deuxième avantage c’est d’être munie d’une serrure, laquelle comporte invariablement un trou qui, non seulement permet d’y engager une clé, mais également de voir au travers. Je me penche et j’entrevois. La très belle partouze paresseuse. En une œillée je pige tout : Letizia approvisionne ces gentils débiles en drogue et met à profit leur état aérien. Elle joue d’eux comme de la harpe, organisant les ébats à son profit, avec une science et un art de la bagatelle qui en disent long sur sa sensualité et ses débordements.
Je règle l’appareil photo que je viens d’acquérir : vitesse, flash, tout le chenil.
— Tu m’ouvres et tu t’effaces, chuchoté-je au Mahousse. Et si l’un des garnements veut jouer les Bayard, tu lui fais une tronche grosse comme l’édredon de ta grand-mère…
Belle Pomme, c’est pile dans ses cordes un turbin de cette nature. Il aime les missions châtaignantes. C’est un nostalgique du passage à tabac. D’un reniflement impatient il m’annonce qu’on peut usiner.
— Alors, vas-y !
Je regrette de mal déguster la scène. D’un seul œil, et par le truchement d’un viseur, tu laisses perdre le plus gros. Notre intrusion ne cause pas l’effervescence à laquelle on pourrait s’attendre. D’abord parce que les partenaires de la belle sont dans un semi-coaltar qui les neutralise, ensuite parce qu’elle-même est fort occupée. Elle fait à dada sur le zifollet d’un des gars, tandis qu’elle se laisse pratiquer le coup du taille-crayon aux nichebés par une gonzesse et qu’elle agite avant de s’en servir le bec verseur du second petit julot ; cependant que la deuxième gamine, assise en tailleuse devant elle, lui montre sa tirelire à crinière tout en s’y prodiguant un léger solo de médius.
Les éclairs répétés de mon flash aveuglent ce petit monde en folie. Je clique-claque à tout berzingue. J’ai même le temps de changer de focale, m’est loisible de fignoler, d’entreprendre de l’artistique ; un vrai documentaire !
Et le plus cauchemardeux (ça se dit aussi bien que desque), c’est l’inertie générale. La Letizia qui n’est pourtant pas camée se paie encore quelques aller-retour caracoleurs sur la bibite à son petit pote ; son cul qui court sur son aire, somme toute.
Elle nous regarde mornement brigander sans vergogne sa félicité. Le Mastard m’a suivi dans la pièce et salive de ces jeunesses ainsi offertes. V’là son bénoche qui zeppeline d’importance.
L’un des loustics finit par demander (en italien, bien sûr, puisque c’est sa langue maternelle) :
— Qu’est-ce qu’ils veulent ?
La question tire Letizia de sa stupeur dolente. Elle déplante son mecton, repousse l’affûteuse de mamelons, lâche le bistougnet du deuxième lascar, cesse de visionner la chabanette de la deuxième môme et se redresse.
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle languissamment.
— Des photographes en chômage, mademoiselle Ramolin.
D’entendre son blaze, ça la pétrifie. Ses bras retombent. Elle est sublime dans sa nudité abandonnée, Letizia. L’accablement lui va bien. Généralement, les croqueuses de diams ont une superbe tapageuse qui les rend infumables.
Bérurier s’approche.
— Dites, p’tite espiègue, cela vous intéresserait-il d’vous faire grimper par un bonhomme nonmal’ment conspué ? Qu’est-ce vous perdez vot’temps à bricoler les pendentifs d’ces deux minus. J’ voudrais pas avoir l’air d’plastronner, mais si vous voudrez bien toucher d’visu à travers mon fûtiau, vous vous rend’reriez compte qu’ma pomme, j’plante pas les dames av’c un Coton-Tige.
Mais cette cordiale invite ne correspond pas aux préoccupations présentes de la jeune personne.
— Que me voulez-vous ? demande-t-elle.
Je traverse la pièce et découvre qu’elle est suivie d’une seconde, plus petite : il y flotte une odeur d’épices moisies. Il s’agit d’une cuisine où l’on n’a pas dû prendre de repas depuis la chute de Mussolini. Toutefois quelques meubles élémentaires subsistent, dont deux chaises. J’en prends une et lui désigne la seconde.
— Rebouchez-vous avec ça, invité-je, et causons.
Elle obéit.
— Vous êtes français ? me demande-t-elle.
— Pas mal, oui.
— Moi aussi.
Elle a lancé cela avec un peu d’espoir, comme si notre identité de nationalité devait la préserver du danger que je représente.
— Je sais, dis-je, ça va nous permettre une plus grande compréhension.
Je caresse l’attirail photographique accroché à mon cou.
— Voyez-vous, Letizia, attaqué-je, on va parler franco. Si j’allais développer ces photos pour ensuite vous proposer de me les acheter, vous auriez toujours un doute. Vous penseriez que j’ai pu en tirer plusieurs jeux et que la cession même des négatifs ne conjurerait pas la menace qu’elles représentent. Moi, ce que j’ai à vendre, ce ne sont pas des photos, mais un appareil photographique. On traite et il est à vous, vous pouvez en faire ce que bon vous semble.
Des larmes d’humiliation, voire de rage, embuent ses chères prunelles.
Un léger tic fait sauter sa fossette gauche. Je vois se tortiller ses doigts dont deux sont bellement et coûteusement bagués.
Elle ne moufte pas.
— Vous imaginez, ces images sur le bureau du professeur Corvonero ? Je sais qu’il vous a dans la peau, pourtant admettez que l’amour le mieux chevillé résisterait mal à ces clichés.
— Combien voulez-vous ?
Bon, elle se rend tout de suite, sans tenter de jouer le second acte.
— Remplacez l’adverbe « combien », par le pronom interrogatif « que ». Car ce n’est pas de l’argent que je désire, mais un bien plus inestimable.