Paul ouvre les yeux. Myriam se précipite vers Mila, qui pleure et qu’elle console. Ils lancent à Louise des regards furieux et déçus. La nounou a reculé, honteuse. Ils s’apprêtent à lui demander des explications quand elle murmure, lentement : « Je ne vous l’avais pas dit mais je ne sais pas nager. »
Paul et Myriam restent silencieux. Ils font signe à Mila, qui s’est mise à ricaner, de se taire. Mila se moque : « Louise est un bébé. Elle ne sait même pas nager. » Paul est gêné et cette gêne le met en colère. Il en veut à Louise d’avoir traîné jusqu’ici son indigence, ses fragilités. De leur empoisonner la journée avec son visage de martyre. Il emmène les enfants nager et Myriam replonge le nez dans son livre.
La matinée est gâchée par la mélancolie de Louise et à table, sur la terrasse de la petite taverne, personne ne parle. Ils n’ont pas fini de manger quand, brusquement, Paul se lève et prend Adam dans ses bras. Il marche jusqu’à la boutique de la plage. Il revient en sautillant à cause du sable qui lui brûle la plante des pieds. Il tient à la main un paquet qu’il agite devant Louise et Myriam. « Voilà », dit-il. Les deux femmes ne répondent rien et Louise tend docilement les bras quand Paul lui enfile un brassard au-dessus du coude. « Vous êtes tellement menue que même des brassards pour enfants vous vont ! »
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Toute la semaine, Paul emmène Louise nager. Ils se lèvent tôt tous les deux, et pendant que Myriam et les enfants restent au bord de la petite piscine de la pension, Louise et Paul descendent sur la plage encore déserte. Dès qu’ils arrivent sur le sable mouillé, ils se tiennent par la main et marchent dans l’eau longtemps, avec l’horizon pour but. Ils avancent jusqu’à ce que leurs pieds se détachent doucement du sable et que leurs corps se mettent à flotter. À cet instant, Louise ressent invariablement une panique qu’elle est incapable de cacher. Elle pousse un petit cri qui indique à Paul qu’il doit serrer sa main encore plus fort.
Au début, il est gêné de toucher la peau de Louise. Quand il lui apprend à faire la planche, il pose une main sous sa nuque et l’autre sous ses fesses. Une pensée idiote, fugace, lui vient et il en rit intérieurement : « Louise a des fesses. » Louise a un corps qui tremble sous les mains de Paul. Un corps qu’il n’avait ni vu ni même soupçonné, lui qui rangeait Louise dans le monde des enfants ou dans celui des employés. Lui qui, sans doute, ne la voyait pas. Pourtant, Louise n’est pas désagréable à regarder. Abandonnée aux paumes de Paul, la nounou ressemble à une petite poupée. Quelques mèches blondes s’échappent du bonnet de bain que Myriam lui a acheté. Son léger hâle a fait ressortir de minuscules taches de rousseur sur ses joues et sur son nez. Pour la première fois, Paul remarque un léger duvet blond sur son visage, comme celui qui recouvre les poussins à peine nés. Mais il y a en elle quelque chose de prude et d’enfantin, une réserve, qui empêche Paul de nourrir pour elle un sentiment aussi franc que le désir.
Louise regarde ses pieds, qui s’enfoncent dans le sable et que l’eau vient lécher. Dans le bateau, Myriam leur a raconté que Sifnos devait sa prospérité passée aux mines d’or et d’argent que renferme son sous-sol. Et Louise se persuade que les paillettes qu’elle aperçoit à travers l’eau, sur les rochers, sont des éclats de ces métaux précieux. L’eau fraîche couvre ses cuisses. C’est son sexe maintenant qui est immergé. La mer est calme, translucide. Pas une vague ne vient surprendre Louise et éclabousser sa poitrine. Des bébés sont assis au bord de l’eau, sous l’œil serein de leurs parents. Quand l’eau arrive à sa taille, Louise ne peut plus respirer. Elle regarde, le ciel éclatant, irréel. Elle tâte, sur ses bras maigres, les brassards jaune et bleu sur lesquels sont dessinés une langouste et un triton. Elle fixe Paul, suppliante. « Vous ne risquez rien, jure Paul. Tant que vous avez pied, vous ne risquez rien. » Mais Louise est comme pétrifiée. Elle sent qu’elle va basculer. Qu’elle va être happée par les profondeurs, la tête maintenue sous l’eau, les jambes battant dans le vide, jusqu’à l’épuisement.
Elle se souvient qu’enfant un de ses camarades de classe était tombé dans un étang, à la sortie de leur village. C’était une petite étendue d’eau boueuse, dont l’odeur en été l’écœurait. Les enfants venaient y jouer, malgré l’interdiction de leurs parents, malgré les moustiques qu’attirait l’eau stagnante. Là, plongée dans le bleu de la mer Égée, Louise repense à cette eau noire et puante, et à l’enfant retrouvé le visage enfoui dans la fange. Devant elle, Mila bat des pieds. Elle flotte.
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Ils sont ivres et ils grimpent les escaliers de pierre qui mènent sur la terrasse contiguë à la chambre des enfants. Ils rient et Louise s’accroche parfois au bras de Paul pour gravir une marche plus haute que les autres. Elle reprend son souffle, assise sous le bougainvillier vermeil, et elle regarde, en contrebas, la plage où de jeunes couples dansent en buvant des cocktails. Le bar organise une fête sur le sable. « Full moon party ». Paul traduit pour elle. Une fête pour la lune, pleine et rousse, dont ils ont toute la soirée commenté la beauté. Elle n’avait jamais vu une lune pareille, si belle qu’elle vaille la peine d’être décrochée. Une lune pas froide et grise, comme les lunes de son enfance.
Sur la terrasse du restaurant en hauteur, ils ont contemplé la baie de Sifnos et le coucher de soleil couleur de lave. Paul lui a fait remarquer les nuages taillés comme de la dentelle. Les touristes ont pris des photos et quand Louise a voulu se lever elle aussi en tendant son téléphone portable, Paul lui a délicatement appuyé la main sur le bras pour la faire rasseoir. « Ça ne donnera rien. Mieux vaut garder cette image en vous. »
Pour la première fois, ils dînent tous les trois. C’est la propriétaire de la pension qui a proposé de garder les enfants. Ils ont le même âge que les siens et ils sont devenus inséparables depuis le début du séjour. Myriam et Paul ont été pris de court. Louise, bien sûr, a commencé par refuser. Elle a dit qu’elle ne pouvait pas les laisser seuls, qu’elle devait les coucher. Que c’était son travail. « Ils ont nagé toute la journée, ils n’auront aucun mal à dormir », a dit la propriétaire, dans un mauvais français.
Alors ils ont marché vers le restaurant, un peu gauches, silencieux. À table, ils ont tous bu plus que d’habitude. Myriam et Paul appréhendaient ce dîner. Que pouvaient-ils se dire ? Qu’auraient-ils à se raconter ? Ils se sont convaincus que c’était la bonne chose à faire, que Louise serait contente. « Pour qu’elle sente qu’on valorise son travail, tu comprends ? » Alors ils parlent des enfants, du paysage, de la baignade du lendemain, des progrès de Mila en natation. Ils font la conversation. Louise voudrait raconter. Raconter quelque chose, n’importe quoi, une histoire à elle mais elle n’ose pas. Elle inspire profondément, avance le visage pour dire quelque chose et recule, mutique. Ils boivent et le silence devient paisible, langoureux.
Paul, qui est assis à côté d’elle, passe alors son bras autour de ses épaules. L’ouzo le rend jovial. Il lui serre l’épaule de sa grande main, lui sourit comme à un vieil ami, un copain de toujours. Elle fixe, enchantée, le visage de l’homme. Sa peau hâlée, ses grandes dents blanches, ses cheveux que le vent et le sel ont blondis. Il la secoue un peu comme on le fait à un ami timide ou qui a du chagrin, à quelqu’un dont on souhaite qu’il se détende ou qu’il se reprenne en main. Si elle osait, elle poserait sa main sur la main de Paul, elle la serrerait entre ses doigts maigres. Mais elle n’ose pas.
Elle est fascinée par l’aisance de Paul. Il plaisante avec le serveur qui leur a offert un digestif. En quelques jours, il a appris assez de mots en grec pour faire rire les commerçants ou obtenir une ristourne. Les gens le reconnaissent. Sur la plage, c’est avec lui que veulent jouer les autres enfants et il se plie en riant à leurs désirs. Il les porte sur son dos, il se jette dans l’eau avec eux. Il mange avec un appétit incroyable. Myriam a l’air de s’en agacer mais Louise trouve touchante cette gourmandise qui le pousse à commander toute la carte. « On prend ça aussi. Pour essayer, non ? » Et il saisit avec les doigts des morceaux de viande, de poivron ou de fromage qu’il engloutit avec une joie innocente.