Une fois rentrés sur la terrasse de l’hôtel, ils pouffent tous les trois dans leurs poings et Louise met un doigt sur ses lèvres. Il ne faut pas réveiller les petits. Cet éclair de responsabilité leur apparaît tout à coup ridicule. Ils jouent aux enfants, eux, que les considérations enfantines ont tenus toute la journée tendus vers le même objectif. Ce soir, une légèreté inhabituelle souffle sur eux. L’ivresse les soulage des angoisses accumulées, des tensions que leur progéniture insinue entre eux, mari et femme, mère et nounou.
Louise sait combien cet instant est fugace. Elle voit bien que Paul regarde avec gourmandise l’épaule de sa femme. Dans sa robe bleu clair, la peau de Myriam paraît encore plus dorée. Ils se mettent à danser, tanguent d’un pied sur l’autre. Ils sont maladroits, presque gênés, et Myriam ricane comme si cela faisait très longtemps qu’on ne l’avait pas tenue ainsi par la taille. Comme si elle se sentait ridicule d’être ainsi désirée. Myriam pose sa joue sur l’épaule de son mari. Louise sait qu’ils vont s’arrêter, dire au revoir, faire semblant d’avoir sommeil. Elle voudrait les retenir, s’accrocher à eux, gratter de ses ongles le sol en pierre. Elle voudrait les mettre sous cloche, comme deux danseurs figés et souriants, collés au socle d’une boîte à musique. Elle se dit qu’elle pourrait les contempler des heures sans se lasser jamais. Qu’elle se contenterait de les regarder vivre, d’agir dans l’ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne s’enraie. Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle.
Paul glousse. Il a murmuré quelque chose, les lèvres enfouies dans la nuque de sa femme. Quelque chose que Louise n’a pas entendu. Il tient fermement la main de Myriam et, comme deux enfants sages, ils souhaitent bonne nuit à Louise. Elle les regarde monter l’escalier de pierre qui mène à leur chambre. La ligne bleue de leurs deux corps devient floue, s’estompe, la porte claque. Les rideaux sont tirés. Louise s’enfonce dans une rêverie obscène. Elle entend, sans le vouloir, en s’y refusant, malgré elle. Elle entend les miaulements de Myriam, ses gémissements de poupée. Elle entend le froissement des draps et la tête de lit qui claque contre le mur.
Louise ouvre les yeux. Adam est en train de pleurer.
Rose Grinberg
Mme Grinberg décrira au moins une centaine de fois ce petit trajet en ascenseur. Cinq étages après une légère attente au rez-de-chaussée. Un trajet de moins de deux minutes qui est devenu le moment le plus poignant de son existence. Le moment fatidique. Elle aurait pu, ne cessera-t-elle de se répéter, changer le cours des choses. Si elle avait fait plus attention à l’haleine de Louise. Si elle n’avait pas fermé ses fenêtres et ses volets pour la sieste. Elle en pleurera au téléphone et ses filles ne réussiront pas à la rassurer. Les policiers s’agaceront qu’elle se donne tant d’importance et ses larmes redoubleront quand ils diront sèchement : « De toute façon, vous n’auriez rien pu faire. » Elle racontera tout aux journalistes qui suivront le procès. Elle en parlera à l’avocate de l’accusée, qu’elle trouvera hautaine et négligée, et le répétera à la barre, quand on l’appellera à témoigner.
Louise, dira-t-elle à chaque fois, n’était pas comme d’habitude. Elle, si souriante, si affable, se tenait immobile devant la porte vitrée. Adam, assis sur une marche, poussait des cris stridents et Mila sautait en bousculant son frère. Louise ne bougeait pas. Seule sa lèvre inférieure était secouée d’un léger tremblement. Ses mains étaient jointes et elle baissait les yeux. Pour une fois, le bruit des enfants ne semblait pas l’atteindre. Elle, si soucieuse des voisins et de la bonne tenue, n’a pas adressé la parole aux petits. Elle avait l’air de ne pas les entendre.
Mme Grinberg appréciait beaucoup Louise. Elle avait même de l’admiration pour cette femme élégante qui prenait un soin jaloux des enfants. Mila, la petite fille, était toujours coiffée de nattes bien serrées ou d’un chignon retenu par un nœud. Adam semblait adorer Louise. « Maintenant qu’elle a fait ça, je ne devrais peut-être pas le dire. Mais à ce moment-là je me disais qu’ils avaient de la chance. »
L’ascenseur est arrivé au rez-de-chaussée et Louise a attrapé Adam par le col. Elle l’a traîné dans la cabine et Mila a suivi en chantonnant. Mme Grinberg a hésité à monter avec eux. Pendant quelques secondes elle s’est demandé si elle n’allait pas faire semblant de retourner dans le hall pour consulter sa boîte aux lettres. La mine blafarde de Louise la mettait mal à l’aise. Elle craignait que les cinq étages ne lui paraissent interminables. Mais Louise a tenu la porte à la voisine qui s’est calée contre la paroi, son sac de courses entre les jambes.
« Est-ce qu’elle paraissait ivre ? »
Mme Grinberg est formelle. Louise avait l’air normale. Elle n’aurait pas pu la laisser monter avec les enfants si seulement une seconde elle avait pensé… L’avocate aux cheveux gras s’est moquée d’elle. Elle a rappelé à la Cour que Rose souffrait de vertiges et qu’elle avait des problèmes de vue. L’ancien professeur de musique, qui allait bientôt fêter ses soixante-cinq ans, n’y voyait plus grand-chose. D’ailleurs, elle vit dans le noir, la taupe. La lumière crue lui donne de terribles migraines. C’est à cause de cela que Rose a fermé les volets. À cause de cela qu’elle n’a rien entendu.
Cette avocate, elle a failli l’insulter en plein tribunal. Elle crevait d’envie de la faire taire, de lui briser la mâchoire. Elle n’avait pas honte ? Elle n’avait donc aucune décence ? Dès les premiers jours du procès, l’avocate a parlé de Myriam comme d’une « mère absente », d’un « employeur abusif ». Elle l’a décrite comme une femme aveuglée d’ambition, égoïste et indifférente au point d’avoir poussé la pauvre Louise à bout. Un journaliste, présent sur le banc, a expliqué à Mme Grinberg qu’il était inutile de s’énerver et que ce n’était rien d’autre qu’une « tactique de défense ». Mais Rose trouvait ça dégueulasse, un point c’est tout.
Personne n’en parle dans l’immeuble mais Mme Grinberg sait que tout le monde y pense. Que la nuit, à chaque étage, des yeux restent ouverts dans le noir. Que des cœurs s’emballent, et que des larmes coulent. Elle sait que les corps se retournent et se tordent, sans trouver le sommeil. Le couple du troisième a déménagé. Les Massé, bien sûr, ne sont jamais revenus. Rose est restée malgré les fantômes et le souvenir entêtant de ce cri.
Ce jour-là, après sa sieste, elle a ouvert les volets. Et c’est là qu’elle l’a entendu. La plupart des gens vivent sans jamais avoir entendu des cris pareils. Ce sont des cris qu’on pousse à la guerre, dans les tranchées, dans d’autres mondes, sur d’autres continents. Ce ne sont pas des cris d’ici. Ça a duré au moins dix minutes, ce cri, poussé presque d’une traite, sans souffle et sans mots. Ce cri qui devenait rauque, qui s’emplissait de sang, de morve, de rage. « Un docteur », c’est tout ce qu’elle a fini par articuler. Elle n’a pas appelé à l’aide, elle n’a pas dit « Au secours » mais elle a répété, dans les rares moments où elle redevenait consciente, « Un docteur ».