Un mois avant le drame, Mme Grinberg avait rencontré Louise dans la rue. La nounou avait l’air soucieuse et elle avait fini par parler de ses problèmes d’argent. De son propriétaire qui la harcelait, des dettes qu’elle avait accumulées, de son compte en banque toujours dans le rouge. Elle avait parlé comme un ballon se vide de son air, de plus en plus vite.
Mme Grinberg avait fait semblant de ne pas comprendre. Elle avait baissé le menton, elle avait dit « les temps sont durs pour tout le monde ». Et puis Louise lui avait attrapé le bras. « Je ne mendie pas. Je peux travailler, le soir ou tôt le matin. Quand les enfants dorment. Je peux faire le ménage, du repassage, tout ce que vous voudrez. » Si elle ne lui avait pas serré si fort le poignet, si elle n’avait pas planté ses yeux noirs dans les siens, comme une injure ou une menace, Rose Grinberg aurait peut-être accepté. Et, quoi qu’en disent les policiers, elle aurait tout changé.
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L’avion a eu beaucoup de retard et ils atterrissent à Paris en début de soirée. Louise fait aux enfants des adieux solennels. Elle les embrasse longtemps, les tient serrés dans ses bras. « À lundi, oui, à lundi. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit », dit-elle à Myriam et à Paul qui s’engouffrent dans l’ascenseur pour rejoindre le parking de l’aéroport.
Louise marche vers le RER. La rame est déserte. Elle s’assoit contre une vitre et elle maudit le paysage, les quais où traînent des bandes de jeunes, les immeubles pelés, les balcons, le visage hostile des agents de sécurité. Elle ferme les yeux et convoque des souvenirs de plages grecques, de couchers de soleil, de dîners face à la mer. Elle invoque ces souvenirs comme les mystiques en appellent aux miracles. Quand elle ouvre les portes de son studio, ses mains se mettent à trembler. Elle a envie de déchirer la housse du canapé, de donner un coup de poing dans la vitre. Un magma informe, une douleur lui brûlent les entrailles et elle a du mal à se retenir de hurler.
Le samedi, elle reste au lit jusqu’à 10 heures. Couchée sur le canapé, les mains croisées sur sa poitrine, Louise regarde la poussière qui s’est accumulée sur la suspension verte. Elle n’aurait jamais choisi quelque chose d’aussi laid. Elle a loué l’appartement meublé et n’a rien changé à la décoration. Il fallait trouver un logement après la mort de Jacques, son mari, et son expulsion de la maison. Après des semaines d’errance, il lui fallait un nid. Ce studio, à Créteil, elle l’a trouvé grâce à une infirmière d’Henri-Mondor, qui s’était prise d’affection pour elle. La jeune femme lui a assuré que le propriétaire demandait peu de garanties et qu’il acceptait les paiements en liquide.
Louise se lève. Elle pousse une chaise, la place juste en dessous de la suspension et attrape un torchon. Elle se met à astiquer la lampe et l’agrippe avec tant de force qu’elle manque de l’arracher du plafond. Elle est sur la pointe des pieds et elle secoue la poussière qui lui tombe dans les cheveux, en gros flocons gris. À 11 heures, elle a tout nettoyé. Elle a refait les vitres, l’intérieur et l’extérieur, et elle a même passé une éponge savonneuse sur les volets. Ses chaussures sont disposées en ligne le long du mur, brillantes et ridicules.
Ils vont peut-être l’appeler. Le samedi, elle le sait, ils déjeunent parfois au restaurant. C’est Mila qui le lui a raconté. Ils se rendent dans une brasserie où la petite fille a le droit de commander tout ce qu’elle veut et où Adam goûte sur le bout d’une cuillère un soupçon de moutarde ou de citron, sous l’œil attendri de ses parents. Louise aimerait ça. Dans une brasserie bondée, cernée par le bruit des assiettes qui s’entrechoquent et le hurlement des serveurs, elle aurait moins peur du silence. Elle s’assiérait entre Mila et son frère et elle rajusterait la grande serviette blanche sur les genoux de la petite fille. Elle donnerait à manger à Adam, cuillère après cuillère. Elle écouterait Paul et Myriam parler, tout irait trop vite, elle se sentirait bien.
Elle a mis sa robe bleue, celle qui lui arrive juste au-dessus des chevilles et qui se ferme, sur le devant, par une rangée de petites perles bleues. Elle voulait être prête, au cas où ils auraient besoin d’elle. Au cas où il faudrait les rejoindre quelque part, à toute vitesse, eux qui sans doute ont oublié à quel point elle vit loin et le temps qu’elle met, chaque jour, à revenir vers eux. Assise dans sa cuisine, elle pianote du bout des ongles sur la table en formica.
L’heure du déjeuner passe. Les nuages ont glissé devant les vitres propres, le ciel s’est assombri. Le vent a soufflé très fort dans les platanes et la pluie se met à tomber. Louise s’agite. Ils ne l’appellent pas.
Il est trop tard maintenant pour sortir. Elle pourrait aller acheter du pain ou respirer un peu d’air. Elle pourrait juste marcher. Mais elle n’a rien à faire dans ces rues dépeuplées. Le seul café du quartier est un repaire d’ivrognes et à 15 heures à peine, il arrive que des hommes se mettent à se battre contre les grilles du jardin désert. Elle aurait dû se décider avant, s’engouffrer dans le métro, errer dans Paris, au milieu des gens qui font leurs achats pour la rentrée. Elle se serait perdue dans la foule et elle aurait suivi des femmes, belles et pressées, devant les grands magasins. Elle aurait traîné près de la Madeleine, frôlant les petites tables où les gens prennent un café. Elle aurait dit « Pardon » à ceux qui la bousculent.
Paris est à ses yeux une vitrine géante. Elle aime surtout se promener dans le quartier de l’Opéra, descendre la rue Royale et prendre la rue Saint-Honoré. Elle marche lentement, observe les passantes et les vitrines. Elle veut tout. Les bottes en daim, les vestes en peau retournée, les sacs en python, les robes portefeuilles, les caracos surpiqués de dentelles. Elle veut les chemises en soie, les cardigans roses en cachemire, les collants sans marque, les vestes d’officier. Elle s’imagine alors une vie où elle aurait les moyens de tout avoir. Où elle montrerait du doigt à une vendeuse mielleuse les articles qui lui plairaient.
Dimanche arrive, dans la continuité de l’ennui et de l’angoisse. Dimanche sombre et grave au fond du canapé-lit. Elle s’est endormie dans sa robe bleue dont le tissu synthétique, affreusement froissé, l’a fait transpirer. Plusieurs fois dans la nuit, elle a ouvert les yeux, sans savoir si une heure était passée ou un mois. Si elle dormait chez Myriam et Paul ou à côté de Jacques, dans la maison de Bobigny. Elle refermait les yeux et plongeait à nouveau dans un sommeil brutal et délirant.
Louise, décidément, déteste les week-ends. Quand elles vivaient encore ensemble, Stéphanie se plaignait de ne rien faire le dimanche, de n’avoir pas droit aux activités que Louise organisait pour les autres enfants. Dès qu’elle a pu, elle a fui la maison. Le vendredi, elle sortait toute la nuit avec des adolescents du quartier. Elle rentrait au matin, la mine blafarde, les yeux rouges et cernés. Affamée. Elle traversait le petit salon, la tête basse, et elle se jetait sur le frigidaire. Elle mangeait, adossée à la porte du frigo, sans même s’asseoir, enfonçant ses doigts dans les boîtes que Louise avait préparées pour les déjeuners de Jacques. Une fois, elle s’était teint les cheveux en rouge. Elle s’était fait percer le nez. Elle s’est mise à disparaître, des week-ends entiers. Et puis un jour, elle n’est pas revenue. Plus rien ne la retenait dans la maison de Bobigny. Ni le lycée, qu’elle avait quitté depuis longtemps. Ni Louise.
Sa mère, bien sûr, a déclaré sa disparition. « Une fugue, à cet âge, c’est courant. Attendez un peu et elle reviendra. » On ne lui a rien dit de plus. Elle ne l’a pas cherchée. Plus tard, elle a appris par des voisins que Stéphanie était dans le Sud, qu’elle était amoureuse. Qu’elle bougeait beaucoup. Les voisins n’en sont pas revenus que Louise ne demande pas de détails, qu’elle ne pose pas de questions, qu’elle ne leur fasse pas répéter les maigres informations dont ils disposaient.