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Il aime louer aux femmes, qu’il trouve plus soigneuses et qui font moins d’histoires. Il favorise les étudiantes, les mères célibataires, les divorcées mais pas les vieilles qui s’installent et ne paient plus, tout ça parce qu’elles ont la loi pour elles. Et puis Louise est arrivée, avec son sourire triste, ses cheveux blonds, son air perdu. Elle était recommandée par une ancienne locataire d’Alizard, une infirmière de l’hôpital Henri-Mondor qui avait toujours payé son loyer à l’heure.

Foutu sentimentalisme. Cette Louise n’avait personne. Pas d’enfants et un mari mort et enterré. Elle se tenait là, devant lui, une liasse de billets dans la main et il l’a trouvée jolie, élégante dans son chemisier à col Claudine. Elle le regardait, docile, pleine de gratitude. Elle a chuchoté : « J’ai été très malade » et à cet instant, il brûlait d’envie de lui poser des questions, de lui demander ce qu’elle avait fait depuis la mort de son mari, d’où elle venait et de quel mal elle avait souffert. Mais elle ne lui en a pas laissé le temps. Elle a dit : « Je viens de trouver un emploi, à Paris, dans une famille très bien. » Et la conversation s’est arrêtée là.

À présent, Bertrand Alizard a envie de se débarrasser de cette locataire mutique et négligente. Il n’est plus dupe. Il ne supporte plus ses excuses, ses manières fuyantes, ses retards de paiement. Il ne sait pas pourquoi mais la vue de Louise lui donne des frissons. Quelque chose en elle le dégoûte ; ce sourire énigmatique, ce maquillage outré, cette façon qu’elle a de le regarder de haut et de ne pas desserrer les lèvres. Jamais elle n’a répondu à un de ses sourires. Jamais elle n’a fait l’effort de remarquer qu’il avait mis une nouvelle veste et qu’il avait coiffé sur le côté sa triste mèche de cheveux roux.

Alizard se dirige vers l’évier. Il se lave les mains et il dit : « Je reviendrai dans huit jours avec du matériel et un ouvrier pour les travaux. Vous devriez terminer d’emballer vos cartons. »

Louise emmène les enfants en promenade. Ils passent de longs après-midi au square, où les arbres ont été taillés, où la pelouse qui a reverdi s’offre aux étudiants du quartier. Autour des balançoires, les enfants sont heureux de se retrouver même s’ils ignorent, la plupart du temps, le nom des uns et des autres. Pour eux, rien d’autre n’a d’importance que ce nouveau déguisement, ce jouet tout neuf, cette poussette miniature dans laquelle une petite fille a lové son bébé.

Louise ne s’est fait qu’une amie dans le quartier. À part Wafa, elle ne parle avec personne. Elle se contente de sourires polis, de signes discrets de la main. Quand elle est arrivée, les autres nounous du square ont gardé leurs distances. Louise jouait les duègnes, les intendantes, les nurses anglaises. Ses collègues lui reprochaient ses airs hautains et ses manières ridicules de dame du monde. Elle passait pour une donneuse de leçons, elle qui n’avait pas la décence de regarder ailleurs quand des nounous, le téléphone collé à l’oreille, oubliaient de tenir la main des enfants pour traverser la rue. Il lui est même arrivé de réprimander ostensiblement des petits que personne ne surveillait et qui volaient les jouets des autres ou tombaient d’une rambarde.

Les mois ont passé et sur ces bancs, des heures durant, les nounous ont appris à se connaître, presque malgré elles, comme les collègues d’un bureau à ciel ouvert. Tous les jours après l’école elles se voient, se croisent dans les supermarchés, chez le pédiatre ou au manège de la petite place. Louise a retenu certains prénoms ou leurs pays d’origine. Elle sait dans quels immeubles elles travaillent, le métier qu’exercent leurs patrons. Assise sous le rosier qui n’a fleuri qu’à moitié, elle écoute les interminables conversations téléphoniques que ces femmes tiennent en grignotant la fin d’un biscuit au chocolat.

Autour du toboggan et du bac à sable résonnent des notes de baoulé, de dioula, d’arabe et d’hindi, des mots d’amour sont prononcés en filipino ou en russe. Des langues du bout du monde contaminent le babil des enfants qui en apprennent des bribes que leurs parents, enchantés, leur font répéter. « Il parle l’arabe, je t’assure, écoute-le. » Puis avec les années, les enfants oublient et tandis que s’effacent le visage et la voix de la nounou à présent disparue, plus personne dans la maison ne se souvient de la façon de dire « maman » en lingala ou du nom de ces repas exotiques que la gentille nounou préparait. « Ce ragoût de viande, comment appelait-elle ça déjà ? »

Autour des enfants, qui tous se ressemblent, qui portent souvent les mêmes vêtements achetés dans les mêmes enseignes et sur l’étiquette desquels les mères ont pris soin d’écrire leurs noms pour éviter toute confusion, s’agite cette nuée de femmes. Il y a les jeunes filles voilées de noir, qui doivent être encore plus ponctuelles, plus douces, plus propres que les autres. Il y a celles qui changent de perruque toutes les semaines. Les Philippines qui supplient, en anglais, les enfants de ne pas sauter dans les flaques. Il y a les anciennes, qui connaissent le quartier depuis des années, qui tutoient la directrice d’école, celles qui rencontrent dans la rue des adolescents qu’elles ont un jour élevés et se persuadent qu’ils les ont reconnues, que s’ils n’ont pas dit bonjour c’est par timidité. Il y a les nouvelles, qui travaillent quelques mois et puis qui disparaissent sans dire au revoir, laissant derrière elles courir des rumeurs et des soupçons.

De Louise, les nounous savent peu de chose. Même Wafa, qui semble pourtant la connaître, s’est montrée discrète sur la vie de son amie. Elles ont bien essayé de lui poser des questions. La nounou blanche les intrigue. Combien de fois des parents l’ont-ils prise pour étalon, vantant ses qualités de cuisinière, sa disponibilité totale, évoquant l’entière confiance que Myriam lui voue ? Elles se demandent qui est cette femme si frêle et si parfaite. Chez qui a-t-elle travaillé avant de venir ici ? Dans quel quartier de Paris ? Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants qu’elle retrouve le soir, après le travail ? Ses patrons sont-ils justes avec elle ?

Louise ne répond pas ou à peine et les nounous comprennent ce silence. Elles ont toutes des secrets inavouables. Elles cachent des souvenirs affreux de genoux fléchis, d’humiliations, de mensonges. Des souvenirs de voix qu’on entend à peine à l’autre bout du fil, de conversations qui coupent, de gens qui meurent et qu’on n’a pas revus, d’argent réclamé jour après jour pour un enfant malade, qui ne vous reconnaît plus et qui a oublié le son de votre voix. Certaines, Louise le sait, ont volé, de petites choses, presque rien, comme une taxe prélevée sur le bonheur des autres. Certaines cachent leurs noms véritables. Il ne leur viendrait pas à l’idée d’en vouloir à Louise pour sa réserve. Elles se méfient, c’est tout.

Au square, on ne parle pas tant de soi ou bien par allusion. On ne veut pas que les larmes montent aux yeux. Les patrons suffisent à nourrir des conversations passionnées. Les nounous rient de leurs manies, de leurs habitudes, de leur mode de vie. Les patrons de Wafa sont avares, ceux d’Alba sont affreusement méfiants. La mère du petit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, se plaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient très peu et auxquels ils cèdent sans cesse. Rosalia, une Philippine à la peau très brune, fume cigarette sur cigarette. « La patronne m’a surprise dans la rue la dernière fois. Je sais qu’elle me surveille. »