Elle sourit à Mila qu’elle voudrait consoler. Elle sait bien que la petite fille a envie de pleurer. Elle connaît cette impression, ce poids sur la poitrine, cette gêne d’être là. Elle sait aussi que Mila se contient, qu’elle a de la retenue, des politesses bourgeoises, qu’elle est capable d’attentions qui ne sont pas de son âge. Louise commande un autre verre et tandis qu’elle boit, elle observe la petite dont le regard fixe l’écran de télévision et elle devine, très nettement, les traits de sa mère sous le masque de l’enfance. Les gestes innocents de la petite fille portent, en bourgeon, une nervosité de femme, une rudesse de patronne.
Le Chinois ramasse les verres vides et l’assiette à moitié pleine. Il pose sur la table l’addition gribouillée sur une feuille à carreaux. Louise ne bouge pas. Elle attend que le temps passe, que la nuit s’avance, elle pense à Paul et à Myriam, jouissant de leur tranquillité, de l’appartement vide, du dîner qu’elle a laissé sur la table. Ils ont mangé, sans doute, debout dans la cuisine, comme avant la naissance des enfants. Paul sert du vin à sa femme, il termine son verre. Sa main glisse à présent sur la peau de Myriam et ils rient, ils sont comme ça, ce sont des gens qui rient dans l’amour, dans le désir, dans l’impudeur.
Louise finit par se lever. Ils sortent du restaurant. Mila est soulagée. Elle a les paupières lourdes, elle veut retourner à son lit maintenant. Dans sa poussette, Adam s’est endormi. Louise rajuste la couverture sur l’enfant. Dès que la nuit tombe, l’hiver, qui se tenait tapi, reprend sa place, s’insinue sous les vêtements.
Louise tient la main de la petite fille et elles marchent, longtemps, dans un Paris d’où tous les enfants ont disparu. Elles longent les Grands Boulevards, passent devant les théâtres et les cafés bondés. Elles empruntent des rues de plus en plus sombres et étroites, débouchant parfois sur une petite place où des jeunes fument des joints adossés à une poubelle.
Ces rues, Mila ne les reconnaît pas. Une lumière jaune éclaire les trottoirs. Ces maisons, ces restaurants lui semblent très loin de chez elle et elle lève vers Louise des yeux inquiets. Elle attend une parole rassurante. Une surprise peut-être ? Mais Louise avance, avance, ne brisant son silence que pour murmurer : « Allons, tu viens ? » La petite tord ses chevilles contre les pavés, elle a le ventre tenaillé par l’angoisse, persuadée que ses plaintes ne pourraient qu’aggraver les choses. Elle sent qu’un caprice ne servirait à rien. Rue Montmartre, Mila observe les filles qui fument devant les bars, les filles en talons hauts, qui crient un peu trop fort et que le patron rabroue : « Il y a des voisins ici, fermez-la un peu ! » La petite a perdu tous ses repères, elle ne sait plus si c’est la même ville, si d’ici elle peut voir sa maison, si ses parents savent où elle est.
Brusquement, Louise s’arrête au milieu d’une rue animée. Elle regarde en l’air, gare la poussette contre le mur et elle demande à Mila :
« À quel parfum la veux-tu ? »
Derrière le comptoir, un homme attend avec un air las que l’enfant se décide. Mila est trop petite pour voir les bacs de glace, elle se hisse sur la pointe des pieds et puis, nerveuse, elle répond :
« À la fraise. »
Une main dans celle de Louise et l’autre agrippant son cornet, Mila fait le chemin inverse dans la nuit, lapant la glace qui lui donne affreusement mal à la tête. Elle ferme les yeux très fort, pour faire passer la douleur, essaie de se concentrer sur le goût de fraises écrasées et sur les petits morceaux de fruits qui se coincent entre ses dents. Dans son estomac vide la glace tombe en lourds flocons.
Ils prennent le bus pour rentrer. Mila demande si elle peut mettre le ticket dans la machine, comme elle le fait chaque fois qu’elles prennent le bus ensemble. Mais Louise la fait taire. « La nuit, pas besoin de ticket. Ne t’en fais pas. »
Quand Louise ouvre la porte de l’appartement, Paul est couché sur le canapé. Il écoute un disque, les yeux clos. Mila se précipite sur lui. Elle saute dans ses bras et enfonce son visage glacé dans le cou de son père. Paul fait semblant de la gronder, elle qui est sortie si tard, qui a passé la soirée à s’amuser au restaurant, comme une grande jeune fille. Myriam, leur dit-il, a pris un bain et elle s’est couchée tôt. « Le travail l’a épuisée. Je ne l’ai même pas vue. »
Une brutale mélancolie étreint Louise. Tout ça n’a servi à rien. Elle a froid, mal aux jambes, elle a dépensé son dernier billet et Myriam n’a même pas attendu son mari pour aller dormir.
✩
On se sent seul auprès des enfants. Ils se fichent des contours de notre monde. Ils en devinent la dureté, la noirceur mais n’en veulent rien savoir. Louise leur parle et ils détournent la tête. Elle leur tient les mains, se met à leur hauteur mais déjà ils regardent ailleurs, ils ont vu quelque chose. Ils ont trouvé un jeu qui les excuse de ne pas entendre. Ils ne font pas semblant de plaindre les malheureux.
Elle s’assoit à côté de Mila. La petite fille, accroupie sur une chaise, fait des dessins. Elle est capable de rester concentrée pendant près d’une heure devant ses feuilles et son tas de feutres. Elle colorie avec application, attentive aux plus petits détails. Louise aime s’installer à côté d’elle, regarder les couleurs s’étaler sur la feuille. Elle assiste, silencieuse, à l’éclosion de fleurs géantes dans le jardin d’une maison orange où des personnages aux longues mains et aux corps longilignes dorment sur la pelouse. Mila ne laisse aucune place au vide. Des nuages, des voitures volantes, des ballons gonflés emplissent le ciel d’une densité moirée.
« C’est qui, ça ? demande Louise.
— Ça ? » Mila pose son doigt sur un personnage immense, souriant, couché sur plus de la moitié de la feuille.
« Ça, c’est Mila. »
Louise ne parvient plus à trouver de consolation auprès des enfants. Les histoires qu’elle raconte s’enlisent et Mila le lui fait remarquer. Les créatures mythiques ont perdu en vivacité et en splendeur. À présent, ses personnages ont oublié le but et le sens de leur combat, et ses contes ne sont plus que le récit de longues errances, hachées, désordonnées, de princesses appauvries, de dragons malades, soliloques égoïstes auxquels les enfants ne comprennent rien et qui suscitent leur impatience. « Trouve autre chose », la supplie Mila et Louise ne trouve pas, embourbée dans ses mots comme dans des sables mouvants.
Louise rit moins, elle met peu d’entrain dans les parties de petits chevaux ou dans les batailles de coussins. Elle adore pourtant ces deux enfants qu’elle passe des heures à observer. Elle en pleurerait, de ce regard qu’ils lui lancent parfois, cherchant son approbation ou son aide. Elle aime surtout la façon qu’a Adam de se retourner, pour la prendre à témoin de ses progrès, de ses joies, pour lui signifier que dans tous ses gestes il y a quelque chose qui lui est destiné, à elle et à elle seule. Elle voudrait, jusqu’à l’ivresse, se nourrir de leur innocence, de leur enthousiasme. Elle voudrait voir avec leurs yeux quand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ils comprennent la logique d’une mécanique, qu’ils en espèrent l’infinie répétition sans jamais penser, à l’avance, à la lassitude qui viendra.