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Toute la journée, Louise laisse la télévision allumée. Elle regarde des reportages apocalyptiques, des émissions idiotes, des jeux dont elle ne comprend pas toutes les règles. Depuis les attentats, Myriam lui a interdit de laisser les enfants devant le poste. Mais Louise s’en fiche. Mila sait qu’il ne faut pas répéter ce qu’elle a vu devant ses parents. Ne pas prononcer les mots « traque », « terroriste », « tués ». L’enfant regarde, avide, silencieuse, les informations qui défilent. Puis quand elle n’en peut plus, elle se tourne vers son frère. Ils jouent, ils se disputent. Mila le pousse contre le mur et le petit garçon rugit avant de lui sauter au visage.

Louise ne se retourne pas. Elle reste le regard rivé sur l’écran, le corps totalement immobile. La nounou refuse d’aller au square. Elle ne veut pas croiser les autres filles ou tomber sur la vieille voisine, devant qui elle s’est humiliée en lui proposant ses services. Les enfants, nerveux, tournent en rond dans l’appartement, ils la supplient, ils ont envie de prendre l’air, de jouer avec les copains, d’acheter une gaufre au chocolat en haut de la rue.

Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs « pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. « C’est quand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête. Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière.

« Il faut que quelqu’un meure. Il faut que quelqu’un meure pour que nous soyons heureux. »

Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. Des phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine de comprendre le sens, habitent son esprit. Son cœur s’est endurci. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien à frôler.

« Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas savoir aimer. »

Il existe des photographies de cet après-midi-là. Elles n’ont pas été développées mais elles existent, quelque part, au fond d’une machine. On y voit surtout les enfants. Adam, couché dans l’herbe, à moitié nu. De ses grands yeux bleus, il regarde sur le côté, l’air absent, presque mélancolique malgré son âge tendre. Sur une de ces images, Mila court au milieu d’une grande allée plantée d’arbres. Elle a mis une robe blanche sur laquelle sont dessinés des papillons. Elle est pieds nus. Sur une autre photo, Paul porte Adam sur ses épaules et Mila dans ses bras. Myriam est derrière l’objectif. C’est elle qui saisit cet instant. Le visage de son mari est flou, son sourire est caché par un des pieds du petit garçon. Myriam rit elle aussi, elle ne pense pas à leur dire de rester immobiles. D’arrêter un moment de gigoter. « Pour la photo, s’il vous plaît. »

Elle y tient pourtant, à ces photographies, qu’elle prend par centaines et qu’elle regarde dans les moments de mélancolie. Dans le métro, entre deux rendez-vous, parfois même pendant un dîner, elle fait glisser sous ses doigts le portrait de ses enfants. Elle croit aussi qu’il est de son devoir de mère de fixer ces instants, de détenir les preuves du bonheur passé. Elle pourra un jour les tendre sous le nez de Mila ou d’Adam. Elle égrènera ses souvenirs et l’image viendra réveiller des sensations anciennes, des détails, une atmosphère. On lui a toujours dit que les enfants n’étaient qu’un bonheur éphémère, une vision furtive, une impatience. Une éternelle métamorphose. Des visages ronds qui s’imprègnent de gravité sans qu’on s’en soit rendu compte. Alors toutes les fois qu’elle en a l’occasion, c’est derrière l’écran de son iPhone qu’elle regarde ses enfants qui sont, pour elle, le plus beau paysage du monde.

Thomas, l’ami de Paul, les a invités à passer la journée dans sa maison de campagne. Il s’y isole pour composer des chansons et entretenir un alcoolisme tenace. Thomas élève des poneys au fond de son parc. Des poneys irréels, blonds comme des actrices américaines et courts sur pattes. Un petit ruisseau traverse l’immense jardin, dont Thomas lui-même ne connaît pas les frontières. Les enfants déjeunent sur l’herbe. Les parents boivent du rosé et Thomas finit par poser sur la table le cubi en carton qu’il tète sans cesse. « On est entre nous, non ? On ne va pas chipoter. »

Thomas n’a pas d’enfants et il ne viendrait pas à l’idée de Paul ou de Myriam de l’ennuyer avec leurs histoires de nounou, d’éducation, de vacances en famille. Pendant cette belle journée de mai, ils oublient leurs angoisses. Leurs préoccupations leur apparaissent pour ce qu’elles sont : de petits soucis du quotidien, presque des caprices. Ils n’ont plus en tête que l’avenir, les projets, les bonheurs près d’éclore. Myriam en est certaine, Pascal va lui proposer en septembre de devenir associée. Elle pourra choisir ses affaires, déléguer à des stagiaires le travail ingrat. Paul regarde sa femme et ses enfants. Il se dit que le plus dur est accompli, que le meilleur reste à venir.

Ils passent une journée merveilleuse à courir, à jouer. Les enfants montent les poneys et leur donnent des pommes et des carottes. Ils arrachent les mauvaises herbes dans ce que Thomas appelle le potager, où jamais un légume n’a poussé. Paul attrape une guitare et il fait rire tout le monde. Puis tous se taisent quand Thomas chante et que Myriam fait les chœurs. Les enfants ouvrent de grands yeux devant ces adultes si sages qui chantent dans une langue qu’ils ne comprennent pas.

Au moment de rentrer, les petits poussent des hurlements. Adam se jette par terre, il refuse de partir. Mila, qui est épuisée elle aussi, sanglote dans les bras de Thomas. À peine installés dans la voiture, les enfants s’endorment. Myriam et Paul sont silencieux. Ils observent les champs de colza ahuris dans le coucher de soleil fauve qui baigne les aires de repos, les zones industrielles, les éoliennes grises d’un soupçon de poésie.

Un accident a bloqué l’autoroute et Paul, que les embouteillages rendent fou, décide de prendre une sortie et de rejoindre Paris par la nationale. « Je n’aurai qu’à suivre mon GPS. » Ils s’enfoncent dans des rues sombres le long desquelles des maisons bourgeoises et laides gardent leurs volets fermés. Myriam s’assoupit. Les feuilles des arbres, comme des milliers de diamants noirs, brillent sous les lampadaires. Elle rouvre parfois les yeux, inquiète que Paul s’abandonne, lui aussi, à la rêverie. Paul la rassure et elle se rendort.