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Elle est réveillée par le bruit des klaxons et les yeux mi-clos, l’esprit encore embrumé par le sommeil et l’excès de rosé, elle ne reconnaît pas tout de suite l’avenue sur laquelle ils se retrouvent bloqués. « On est où ? » demande-t-elle à Paul, qui ne répond pas, qui n’en sait rien et qui est tout entier occupé à comprendre ce qui bloque, ce qui les empêche d’avancer. Myriam tourne la tête. Elle se serait rendormie si elle n’avait pas vu, là, sur le trottoir d’en face, la silhouette familière de Louise.

« Regarde », dit-elle à Paul en tendant le bras. Mais Paul est concentré sur l’embouteillage. Il étudie les possibilités de s’en sortir, de faire demi-tour. Il s’est engagé dans un carrefour où les voitures, qui arrivent de partout, n’avancent plus. Les scooters se fraient un chemin, les piétons frôlent les capots. Les feux passent du rouge au vert en quelques secondes. Personne n’avance.

« Regarde, là-bas. Je crois que c’est Louise. »

Myriam se soulève un peu de son siège pour mieux voir le visage de la femme qui marche, de l’autre côté du carrefour. Elle pourrait baisser la vitre et l’appeler, mais elle aurait l’air ridicule, et la nounou, sans doute, ne l’entendrait pas. Myriam voit les cheveux blonds, le chignon sur la nuque, la démarche inimitable de Louise, agile et tremblante. La nounou, lui semble-t-il, avance lentement, détaillant les vitrines dans cette rue commerçante. Puis Myriam perd de vue sa silhouette, son corps menu est masqué par les passants, emporté par un groupe qui rit et agite les bras. Et elle réapparaît de l’autre côté du passage piéton, comme dans les images d’un vieux film aux teintes un peu fanées, dans un Paris que l’obscurité rend irréel. Louise paraît incongrue, avec son éternel col Claudine et sa jupe trop longue, comme un personnage qui se serait trompé d’histoire et se retrouverait dans un monde étranger, condamné à errer pour toujours.

Paul klaxonne furieusement et les enfants se réveillent en sursaut. Il passe le bras par la fenêtre, regarde derrière lui et prend une rue perpendiculaire à toute vitesse, en pestant. Myriam voudrait le retenir, lui dire qu’ils ont le temps, qu’il ne sert à rien de se mettre en colère. Nostalgique, elle contemple jusqu’au dernier instant, immobile sous le lampadaire, une Louise lunaire, presque floue, qui attend quelque chose, au bord d’une frontière qu’elle s’apprête à traverser et derrière laquelle elle va disparaître.

Myriam s’enfonce dans son siège. Elle regarde à nouveau devant elle, troublée comme si elle avait croisé un souvenir, une très vieille connaissance, un amour de jeunesse. Elle se demande où Louise va, si c’était bien elle et ce qu’elle faisait là. Elle aurait voulu l’observer encore à travers cette vitre, la regarder vivre. Le fait de la voir sur ce trottoir, par hasard, dans un lieu si éloigné de leurs habitudes, suscite en elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tente d’imaginer, charnellement, tout ce qu’est Louise quand elle n’est pas avec eux.

En entendant sa mère prononcer le nom de la nourrice, Adam a, lui aussi, regardé par la fenêtre.

« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt, comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant.

Il demande :

« Elle va où, Louise ?

— Elle va chez elle, répond Myriam. Dans sa maison. »

Le capitaine Nina Dorval garde les yeux ouverts, allongée sur son lit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. Paris est déserté en ce mois d’août pluvieux. La nuit est silencieuse. Demain matin, à 7 h 30, à l’heure où Louise chaque jour rejoignait les enfants, on enlèvera les scellés de l’appartement de la rue d’Hauteville et on procédera à la reconstitution. Nina a prévenu le juge d’instruction, le procureur, les avocats. « C’est moi, a-t-elle dit, qui ferai la nounou. » Personne n’oserait la contredire. Le capitaine connaît cette affaire mieux que personne. Elle est arrivée la première sur la scène de crime, après le coup de téléphone de Rose Grinberg. La professeur de musique hurlait : « C’est la nounou. Elle a tué les enfants. »

Ce jour-là, la policière s’est garée devant l’immeuble. Une ambulance venait de quitter les lieux. On transportait la petite fille vers l’hôpital le plus proche. Des badauds, déjà, encombraient la rue, fascinés par le hurlement des sirènes, la précipitation des secours, la pâleur des officiers de police. Les passants faisaient semblant d’attendre quelque chose, ils posaient des questions, restaient immobiles sur le seuil de la boulangerie ou sous un porche. Un homme, le bras tendu, a pris l’entrée de l’immeuble en photo. Nina Dorval l’a fait évacuer.

Dans l’escalier, le capitaine a croisé les secours qui évacuaient la mère. La prévenue était encore en haut, inconsciente. Elle tenait dans sa main un petit couteau en céramique blanche. « Faites-la sortir par la porte de derrière », a ordonné Nina.

Elle est entrée dans l’appartement. Elle a assigné un rôle à chacun. Elle a regardé travailler les officiers de la police scientifique dans leurs larges combinaisons blanches. Dans la salle de bains, elle a retiré ses gants et s’est penchée au-dessus de la baignoire. Elle a commencé par plonger le bout de ses doigts dans l’eau trouble et glacée, traçant des sillons, mettant l’eau en mouvement. Un bateau de pirates a été emporté par les vagues. Elle ne pouvait se résoudre à retirer sa main, quelque chose l’attirait vers le fond. Elle a immergé son bras jusqu’au coude puis jusqu’à l’épaule et c’est ainsi qu’un enquêteur l’a trouvée, accroupie, la manche trempée. Il lui a demandé de sortir ; il allait faire des relevés.

Nina Dorval a déambulé dans l’appartement, le dictaphone collé aux lèvres. Elle a décrit les lieux, l’odeur de savon et de sang, le bruit de la télévision allumée et le nom de l’émission qu’on passait. Aucun détail n’a été omis : le hublot de la machine à laver ouvert d’où dépassait une chemise froissée, l’évier plein, les vêtements des enfants jetés sur le sol. Sur la table étaient posées deux assiettes en plastique rose où séchaient les restes d’un déjeuner. On a pris en photo les coquillettes et les morceaux de jambon. Plus tard, quand elle a mieux connu l’histoire de Louise, quand on lui a raconté la légende de cette nounou maniaque, Nina Dorval s’est étonnée du désordre de l’appartement.

Elle a envoyé le lieutenant Verdier à la gare du Nord chercher Paul qui rentrait de voyage. Il saura s’y prendre, a-t-elle pensé. C’est un homme d’expérience, il trouvera les mots, il parviendra à le calmer. Le lieutenant est arrivé très en avance. Il s’est assis à l’abri des courants d’air et il a regardé arriver les trains. Il avait envie de fumer. Des passagers sont descendus d’un wagon et se sont mis à courir, en grappes. Ils devaient sans doute attraper une correspondance et le lieutenant suivait des yeux cette foule en sueur, les femmes en talons hauts, tenant contre elles leur sac à main, les hommes qui criaient : « Poussez-vous ! » Puis le train de Londres est arrivé. Le lieutenant Verdier aurait pu attendre au pied de la voiture dans laquelle voyageait Paul mais il a préféré se placer au bout du quai. Il a regardé venir vers lui le père à présent orphelin, un casque sur les oreilles, un petit sac à la main. Il n’est pas allé à sa rencontre. Il voulait lui laisser encore quelques minutes. Encore quelques secondes avant de l’abandonner dans une nuit interminable.

Le policier lui a montré son badge. Il lui a demandé de le suivre et Paul a d’abord cru à une erreur.