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Mila comprend alors que le jeu a commencé. Elle crie, comme folle, et elle tape dans ses mains. Adam la suit. Il rit tellement qu’il a du mal à se tenir debout et tombe, plusieurs fois, sur les fesses. Ils l’appellent mais Louise ne répond pas. « Louise ? Où es-tu ? » « Attention Louise, on arrive, on va te trouver. »

Louise ne dit rien. Elle ne sort pas de sa cachette, même quand ils hurlent, qu’ils pleurent, qu’ils se désespèrent. Tapie dans l’ombre, elle espionne la panique d’Adam, prostré, secoué de sanglots. Il ne comprend pas. Il appelle « Louise » en avalant la dernière syllabe, la morve coulant sur ses lèvres, les joues violettes de rage. Mila, elle aussi, finit par avoir peur. Pendant un instant, elle se met à croire que Louise est vraiment partie, qu’elle les a abandonnés dans cet appartement où la nuit va tomber, qu’ils sont seuls et qu’elle ne reviendra plus. L’angoisse est insupportable et Mila supplie la nounou. Elle dit : « Louise, c’est pas drôle. Où es-tu ? » L’enfant s’énerve, tape des pieds. Louise attend. Elle les regarde comme on étudie l’agonie du poisson à peine pêché, les ouïes en sang, le corps secoué de convulsions. Le poisson qui frétille sur le sol du bateau, qui tète l’air de sa bouche épuisée, le poisson qui n’a aucune chance de s’en sortir.

Puis Mila s’est mise à découvrir les cachettes. Elle a compris qu’il fallait tirer les portes, soulever les rideaux, se baisser pour regarder sous le sommier. Mais Louise est si menue qu’elle trouve toujours de nouvelles tanières où se réfugier. Elle se glisse dans le panier à linge sale, sous le bureau de Paul ou au fond d’un placard et rabat sur elle une couverture. Il lui est arrivé de se cacher dans la cabine de douche dans l’obscurité de la salle de bains. Mila, alors, cherche en vain. Elle sanglote et Louise se fige. Le désespoir de l’enfant ne la fait pas plier.

Un jour, Mila ne crie plus. Louise est prise à son propre piège. Mila se tait, tourne autour de la cachette et fait semblant de ne pas découvrir la nounou. Elle s’assoit sur le panier à linge sale et Louise se sent étouffer. « On fait la paix ? » murmure l’enfant.

Mais Louise ne veut pas abdiquer. Elle reste silencieuse, les genoux collés au menton. Les pieds de la petite fille tapent doucement contre le panier à linge en osier. « Louise, je sais que tu es là », dit-elle en riant. D’un coup, Louise se lève, avec une brusquerie qui surprend Mila et qui la projette sur le sol. Sa tête cogne contre les carreaux de la douche. Étourdie, l’enfant pleure puis, face à Louise triomphante, ressuscitée, Louise qui la regarde du haut de sa victoire, sa terreur se mue en une joie hystérique. Adam a couru jusqu’à la salle de bains et il se mêle à la gigue à laquelle se livrent les deux filles, qui gloussent à s’en étouffer.

Stéphanie

À huit ans, Stéphanie savait changer une couche et préparer un biberon. Elle avait des gestes sûrs et passait, sans trembler, sa main sous la nuque fragile des nourrissons lorsqu’elle les soulevait de leur lit à barreaux. Elle savait qu’il faut les coucher sur le dos et ne jamais les secouer. Elle leur donnait le bain, sa main fermement agrippée à l’épaule du petit. Les cris, les vagissements des nouveau-nés, leurs rires, leurs pleurs ont bercé ses souvenirs d’enfant unique. On se réjouissait de l’amour qu’elle vouait aux bambins. On lui trouvait une exceptionnelle fibre maternelle et un sens du dévouement rare pour une si petite fille.

Quand Stéphanie était enfant, sa mère, Louise, gardait les bébés chez elle. Ou plutôt chez Jacques, comme ce dernier s’obstinait à le faire remarquer. Le matin, les mères déposaient les petits. Elle se souvient de ces femmes, pressées et tristes, qui restaient l’oreille collée contre la porte. Louise lui avait appris à écouter leurs pas angoissés dans le couloir de la résidence. Certaines reprenaient le travail très vite après leur accouchement et elles déposaient de minuscules nourrissons dans les bras de Louise. Elles lui confiaient aussi, dans des sacs opaques, le lait qu’elles avaient tiré dans la nuit et que Louise rangeait au frigo. Stéphanie se souvient de ces petits pots placés sur l’étagère et sur lesquels étaient inscrits les prénoms des enfants. Une nuit, elle s’était levée et elle avait ouvert le pot au nom de Jules, un nourrisson rougeaud dont les ongles pointus lui avaient griffé la joue. Elle l’avait bu d’un trait. Elle n’a jamais oublié ce goût de melon avarié, ce goût aigre qui était resté dans sa bouche pendant des jours.

Le samedi soir, il lui arrivait d’accompagner sa mère pour des baby-sittings dans des appartements qui lui paraissaient immenses. Des femmes, belles et importantes, passaient dans le couloir et laissaient sur la joue de leurs enfants une trace de rouge à lèvres. Les hommes n’aimaient pas attendre dans le salon, gênés par la présence de Louise et de Stéphanie. Ils trépignaient en souriant bêtement. Ils houspillaient leurs épouses puis les aidaient à enfiler leurs manteaux. Avant de partir, la femme s’accroupissait, en équilibre sur ses fins talons, et elle essuyait les larmes sur les joues de son fils. « Ne pleure plus, mon amour. Louise va te raconter une histoire et te faire un câlin. N’est-ce pas, Louise ? » Louise acquiesçait. Elle tenait à bout de bras les enfants qui se débattaient, qui hurlaient en réclamant leur mère. Parfois, Stéphanie les haïssait. Elle avait en horreur la façon dont ils frappaient Louise, dont ils lui parlaient comme de petits tyrans.

Pendant que Louise couchait les petits, Stéphanie fouillait dans les tiroirs, dans les boîtes posées sur les guéridons. Elle tirait les albums photo cachés sous les tables basses. Louise nettoyait tout. Elle faisait la vaisselle, passait une éponge sur le plan de travail de la cuisine. Elle pliait les vêtements que madame avait jetés sur son lit avant de partir, hésitant sur la tenue qu’elle allait porter. « Tu n’es pas obligée de faire la vaisselle, répétait Stéphanie, viens t’asseoir avec moi. » Mais Louise adorait ça. Elle adorait observer le visage ravi des parents qui, en rentrant, constataient qu’ils avaient eu droit à une femme de ménage gratuite en plus de la baby-sitter.

Les Rouvier, pour qui Louise a travaillé pendant plusieurs années, les ont emmenées dans leur maison de campagne. Louise travaillait et Stéphanie, elle, était en vacances. Mais elle n’était pas là, comme les petits maîtres de maison, pour prendre le soleil et se gaver de fruits. Elle n’était pas là pour contourner les règles, veiller tard et apprendre à faire de la bicyclette. Si elle était là, c’est parce que personne ne savait quoi faire d’elle. Sa mère lui disait de se montrer discrète, de jouer en silence. De ne pas donner l’impression de trop en profiter. « Ils ont beau dire que ce sont un peu nos vacances à nous aussi, si tu t’amuses trop, ils le prendront mal. » À table, elle s’asseyait à côté de sa mère, loin des hôtes et de leurs invités. Elle se souvient que les gens parlaient, parlaient encore. Sa mère et elle baissaient les yeux et engloutissaient leurs plats en silence.

Les Rouvier supportaient mal la présence de la petite fille. Ça les gênait, c’était presque physique. Ils éprouvaient une honteuse antipathie à l’endroit de cette enfant brune, dans son maillot délavé, cette enfant empotée, au visage inexpressif. Quand elle s’asseyait dans le salon, à côté du petit Hector et de Tancrède, pour regarder la télévision, les parents ne pouvaient pas s’empêcher d’en être contrariés. Ils finissaient toujours par lui demander un service — « Stéphanie, tu seras mignonne, va me chercher mes lunettes posées dans l’entrée » — ou par lui dire que sa mère l’attendait dans la cuisine. Heureusement, Louise interdisait à sa fille de s’approcher de la piscine, sans même que les Rouvier aient à intervenir.