Mais avant d’y entrer, je dois m’acquitter de mes obligations militaires. Et cela, alors qu’une guerre, qui n’ose pas encore dire son nom, vient d’éclater en Algérie…
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LE DILEMME ALGÉRIEN
J’ai été particulièrement sensible au problème algérien pour m’être battu dans les djebels pendant plus d’une année, du mois d’avril 1956 à juin 1957, avant d’être affecté comme fonctionnaire, deux ans plus tard, au siège du Gouvernement général, à Alger.
Les gouvernements de la IVe République ne savaient peut-être pas où ils voulaient en venir à propos de l’Algérie, mais les ordres que nous recevions sur place étaient précis. Nous les avons exécutés sans états d’âme, et mon escadron s’est bien comporté. Nous ne méritions pas d’être vaincus. D’ailleurs, nous ne l’avons pas été. Pour beaucoup d’entre nous, le plus grave est que nous avons engagé notre parole et notre honneur, en même temps que la parole et l’honneur de la France, en affirmant aux populations ralliées à notre cause que nous ne les abandonnerions jamais. Ensuite est venu le moment où il a fallu, malgré nous, et la mort dans l’âme, laisser à la merci de l’adversaire ceux qui nous avaient fait confiance et qui souvent s’étaient compromis en notre faveur. J’avais alors quitté l’Algérie, mon service militaire terminé. Pourtant, je mesurais pleinement les terribles conséquences que pouvait avoir, sur le terrain, la politique décidée par Paris. Même si la raison me conduisait à approuver l’action du général de Gaulle, je me reconnaissais plus proche sentimentalement de mes camarades qui se réclamaient de l’« Algérie française ». Je ne tenterai pas aujourd’hui de m’en excuser, en prétextant ma jeunesse ou mon inexpérience politique, car, placé dans des circonstances similaires, je crois que je ressentirais le même dilemme et le même déchirement.
En mars 1956, sorti 8e sur 118 de Saumur où j’ai effectué mon apprentissage d’officier, je suis en train d’accomplir mon service militaire en Allemagne fédérale au sein du 11e régiment de chasseurs d’Afrique, basé à Lachen, quand les événements se précipitent de l’autre côté de la Méditerrannée. Le nouveau chef du gouvernement, Guy Mollet, vient d’obtenir de l’Assemblée nationale les « pouvoirs spéciaux » pour l’Algérie, après avoir lancé en vain au FLN un appel au cessez-le-feu. Il annonce le renforcement des effectifs, portés à 500000 hommes, le rappel des classes de réservistes et l’allongement du service militaire jusqu’à vingt-sept mois.
La moitié du 11e RCA, dont mon escadron, est mobilisée. Je m’apprête donc à partir, quand j’apprends, indigné, abasourdi, que je viens d’être désigné pour rejoindre l’état-major français de Berlin, où on a besoin d’un interprète parlant la langue russe. Je déclare aussitôt à mon colonel qu’il n’est pas question pour moi d’accepter, en temps de guerre, un poste aussi confortable et protégé. Devant mon insistance, il finit par céder : « D’accord, tu pars. » On manque d’officiers en Algérie. C’est là, et nulle part ailleurs, que je peux être utile à mon pays. Il n’empêche que ma réaction est fort mal accueillie au plus haut niveau de la hiérarchie. Ne me voyant pas arriver, les autorités de Berlin ont alerté la Sécurité militaire. Je suis déjà en route pour l’Algérie, quand les gendarmes surgissent au domicile de mes parents, rue de Seine, me recherchant comme déserteur. Berlin a réclamé contre moi une « sanction exemplaire » ! Mais mon colonel prenant fait et cause en ma faveur, cette menace en restera là… Je n’en ai plus jamais entendu parler.
Mon départ précipité n’a pas seulement bousculé la décision de je ne sais quel bureau de la Défense nationale. Ma vie personnelle en est elle-même assez chahutée. C’est, en effet, peu avant de quitter la métropole que j’ai épousé Bernadette de Courcel, le 16 mars 1956, en l’église Sainte-Clotilde, à Paris. Par la force des choses, nous sommes privés de lune de miel et condamnés, à peine mariés, à une séparation de plusieurs mois. Situation qui nous coûte à l’un autant qu’à l’autre, mais plus difficile encore à supporter pour Bernadette, d’emblée confrontée à une vie de couple peu ordinaire…
J’arrive à Oran le 13 avril et prends peu après la tête d’un peloton de trente-deux hommes appartenant au 3e escadron de chasseurs d’Afrique, placé sous le commandement du capitaine Henry Péchereau, un ancien d’Indochine. Nous sommes en poste à Souk el-Arba, près de la frontière marocaine, en pleine montagne. Une zone sauvage, désertique, réduite à quelques maisons en torchis posées sur un promontoire, au sommet duquel on dispose d’une vue très large sur les oueds au sud et les plaines au nord. La mer est proche, à quatre kilomètres à vol d’oiseau, mais difficile d’accès en camion militaire, par des routes impraticables où il est devenu risqué de s’aventurer.
La région commence d’être quadrillée par les groupes de fellaghas lorsque nous y débarquons, chargés du maintien de l’ordre et de la protection des habitants. Ces derniers sont tiraillés entre leur souci de ménager le pouvoir colonial et celui de ne pas contrarier la rébellion.
Dans le Journal des marches et opérations du 6e RCA, que j’ai conservé, je retrouve, relatées dans les détails, nos missions quotidiennes à partir du mois de juillet 1956 : patrouilles de nuit aux abords du cantonnement, protection des moissons, ouverture de routes, escortes de ravitaillement, fouille des grottes, contrôle des populations… Les arrestations de suspects sont fréquentes. Elles ne cesseront de s’intensifier au fil des mois.
La plupart de ces maquisards présumés sont transférés, pour interrogatoire, au cantonnement de notre régiment, à Montagnac. Certains sont-ils torturés, comme on l’affirme de plus en plus ouvertement en métropole ? La seule chose que je puisse dire avec certitude est que je n’ai été à aucun moment témoin d’actes de ce genre dans le secteur, il est vrai très limité, où je me trouvais. Ce qui ne veut pas dire que de telles pratiques n’y aient pas existé.
Si j’ignore tout, à ce moment-là, du sort réservé aux prisonniers envoyés par hélicoptère à notre PC de Montagnac, je veille strictement, en ce qui me concerne, au respect des populations algériennes. C’est à mes yeux une question de principe, un devoir que j’impose à tous sans exception au sein de mon escadron. La cravache dont je ne me sépare jamais est le meilleur moyen de rappeler à l’ordre ceux qui, entrant dans les mechtas, seraient tentés de manquer de respect aux autochtones, les femmes en particulier, et à se laisser aller à toutes sortes de débordements. Les chefs du maquis local m’ont rendu publiquement hommage à cet égard, par la voix du président Bouteflika, lors du voyage officiel que j’ai effectué en Algérie en mars 2003. Le chef de l’État algérien me cita les extraits suivants d’un livre écrit par un ancien chef de la willaya d’Oranie : « Il y avait dans la willaya une unité qui était commandée par un dénommé Chirac et je tiens à faire l’éloge de cet officier français… Parce qu’il a toujours été d’une totale correction à l’égard des gens… »
Cela dit, les hommes placés sous mon commandement — dont une bonne partie est composée de volontaires d’origine polonaise — ont pour la plupart la tête solide et le caractère bien trempé. Pour ceux qui, comme moi, recherchent spontanément le contact avec les autres, cette expérience est humainement aussi riche que passionnante. C’est un des seuls moments de mon existence où j’ai eu véritablement le sentiment d’avoir une influence directe, immédiate, sur le cours des choses et la vie de ceux dont j’étais responsable. Il n’est pas question de politique dans notre engagement, dont nous ne cherchons d’ailleurs pas à discuter le bien-fondé, mais d’une fraternité d’armes éprouvée chaque jour au contact de la mort présente derrière chaque embuscade, chaque accrochage avec un ennemi de plus en plus offensif et insaisissable.