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Un jour, mon chef de corps m’enjoint par télégramme d’aller prendre en charge un peloton de « rappelés » de la région parisienne, qui se sont mutinés au départ du train et ont saboté les voies, en criant des slogans antimilitaristes et entonnant L’Internationale. Il a fallu les embarquer de force dans les wagons puis, à Marseille, à bord d’un bateau. À leur arrivée à Alger, on a pris soin de sélectionner les meneurs pour les répartir dans des unités en opération. Une trentaine d’entre eux, « engagés » pour six mois, nous sont confiés. Je quitte donc mon piton pour aller les chercher. C’est toute une équipée car, pour couvrir les quinze kilomètres de piste nous séparant du cantonnement, il faut, au préalable, déminer la route.

Sur place, je suis confronté à des garçons furieux, hurlant des injures. Je feins de n’y prêter aucune attention et demande à mes sous-officiers de les faire grimper dans les camions. Une fois à bord, et en plein djebel, ils continuent de s’agiter. Comme la piste peut réserver des surprises, et que leur comportement finit par m’agacer, je prends la décision de les faire descendre et marcher devant les véhicules. Instantanément, je les vois se calmer, soudain plus préoccupés de leur sort immédiat que de leurs récriminations permanentes.

Nous partagerons, durant six mois, les mêmes heures sombres ou exaltantes. Plusieurs d’entre eux seront blessés, quelques-uns, hélas, seront tués. Dans l’ensemble, ces garçons ont eu une attitude irréprochable, et, leur contrat achevé, la plupart se sont réengagés pour six mois. Ce changement s’explique sans doute par le fait que leur révolte n’avait rien de vraiment profond. Ce qu’ils voulaient, à l’origine, c’était ne pas partir en Algérie. Ils n’agissaient pas au nom d’une idéologie ; ils ne cherchaient que le moyen d’échapper à une corvée. Finalement cette expérience a été aussi instructive pour eux que pour moi.

Il serait malséant de m’appesantir ici sur mes « faits d’armes », d’autant qu’ils n’ont rien eu de particulièrement héroïque. Je me bornerai à mentionner l’épisode qui m’a valu, le 4 mai 1957, d’être cité à l’ordre de la division par le général Pédron, commandant le corps d’armée d’Oran, et décoré de la croix de la Valeur militaire : « Jeune chef de peloton qui, depuis dix-huit mois, a participé à toutes les opérations de son escadron. Le 12 janvier 1957, à El Krarba (Beni Ouarsous), alors qu’un élément venait d’être pris à partie par une bande rebelle, a entraîné son peloton, malgré un feu de l’adversaire, et a mené l’assaut à la tête de ses hommes. Son action a permis l’évacuation des blessés et la récupération d’armes et de matériel. »

De cette guerre, qui fut si meurtrière, mon souvenir le plus émouvant est celui d’un jeune Musulman, âgé d’à peine quatorze ou quinze ans, mort dans mes bras après avoir sauté sur une mine, tout à côté de moi. Dans un premier temps, je crus qu’il était sorti miraculeusement indemne de l’explosion. Il ne saignait pas, ne portait aucune blessure visible. En ouvrant sa chemise, je découvris un petit trou rouge : un éclat imperceptible avait traversé sa poitrine et s’était logé dans le cœur. À un moment, il a fermé les yeux et j’ai alors senti que son corps était devenu plus lourd. Bouleversé, désemparé, j’ai tenté en vain de le ramener à la vie. Mais il était déjà trop tard…

En avril 1957, je prends, après le départ de notre capitaine et faute de remplaçant dans l’immédiat, le commandement du 3e escadron que j’assumerai jusqu’à l’arrivée de son successeur, trois mois plus tard, et à la fin de mon séjour prévu en Algérie. Je quitte l’armée avec tristesse, au point de songer quelque temps à m’engager pour de bon. De retour en métropole, je n’ai plus en tête que d’en repartir. N’était l’avis contraire de Bernadette et l’opposition catégorique du directeur de l’ENA, M. Bourdeau de Fontenay, qui me rappelle mon engagement à servir non l’armée mais l’État, sans doute aurais-je choisi le métier des armes. La carrière qui m’était apparue la plus conforme à mes aspirations…

Ce qui me frappe en rentrant d’Algérie où j’ai vécu, pendant plus d’une année, pratiquement coupé de tout, c’est l’effondrement moral, politique et administratif de notre pays, où la faillite de l’État se conjugue à l’inertie de l’opinion. Nul alors ne semble s’indigner, ni même s’étonner que, mois après mois, le gouvernement français soit obligé d’aller mendier ses fins de mois à l’étranger. Après s’être tourné vers les Américains, le voici contraint de s’adresser aux Allemands, douze ans après la Libération. Le jeu politique, sous cette IVe République finissante, s’apparente à un théâtre d’ombres où s’agitent des spectres interchangeables et désabusés. J’en arrive à me demander s’il est encore utile, et même convenable, dans ces conditions, de consacrer sa vie à servir un État qui n’est plus digne de ce nom. Cette période précédant le retour au pouvoir du général de Gaulle me marquera profondément. Elle constitue l’un des rares moments de déception et de découragement que j’ai connus au cours de mon existence.

Nos professeurs, à l’ENA, nous expliquent, démonstrations lumineuses à l’appui, que le redressement économique de la France est devenu impossible. Le déficit de la balance des paiements est considéré, par les plus éminents de nos maîtres, comme une fatalité inéluctable, tout à fait comparable à une anémie chronique, reconnue comme telle par le malade lui-même, qui s’y est résigné. Imaginer une guérison, fût-ce à longue échéance, pouvait faire douter de nos aptitudes à exercer une activité sérieuse. Le bateau coulait lentement dans le port, sous les yeux de promeneurs trop avertis et trop convaincus pour être vraiment attristés. Là-dessus, le général de Gaulle reprend les rênes du pays et Jacques Rueff lance son Plan dans la foulée. Six semaines se passent et la balance des paiements est de nouveau en équilibre. Le redressement est saisissant. J’en tire la conclusion que mieux vaut se méfier de l’opinion des théoriciens, des technocrates et des économistes. Et, depuis lors, mon jugement n’a guère changé.

Le directeur de l’ENA, l’excellent M. Bourdeau de Fontenay, qui a toujours un petit mouchoir tricolore au fond de sa poche pour essuyer une larme patriotique au coin de son œil, a été impressionné par ma prestation militaire et, du coup, il me dispense du stage en faculté de droit auquel j’aurais, normalement, dû être astreint, n’ayant jamais fait de droit. Sans autre formalité, il décide de m’affecter dans un département de province. C’est ainsi que je me suis retrouvé stagiaire à la préfecture de Grenoble.

J’y suis accueilli par le directeur de cabinet, Marcel Abel, homme merveilleux, ancien résistant, bien connu de toute la préfectorale. On le surnomme « Bibise » à cause des embrassades chaleureuses qu’il prodigue à tout va.

— Écoutez, Chirac, c’est très simple, me déclare-t-il à mon arrivée. Moi qui vous parle, j’ai fait une carrière brillante. Eh bien ! je ne doute pas que vous fassiez la même. À une condition : c’est que, comme moi, et tout de suite, et, comme je l’ai fait, vous commenciez par accepter les tâches les plus modestes. Votre premier travail sera donc de porter des plis. Vous prendrez ceux que je vous donnerai et vous les porterez à leurs destinataires administratifs.

De nature, je ne suis pas contrariant. Puisque M. Abel me prédisait une destinée comparable à la sienne, durant deux jours, j’ai donc porté des plis. Mais le troisième jour, j’ai découvert qu’en donnant la pièce à l’huissier, ce dernier s’acquittait de cette tâche au moins aussi bien que moi. Ma vocation de facteur administratif a vite tourné court.