Il fait, cet été-là, à Grenoble, une chaleur accablante. Réfugié dans un bureau exigu, oublié de tous, et surtout de mon préfet qui ne marque aucun intérêt pour ses stagiaires, j’écoute les informations à la radio, avec l’impression qu’autour de moi tout est en train de s’effondrer. Six longs mois vont s’écouler ainsi, caniculaires et fastidieux. Seul le lancement du premier Spoutnik parvient alors à me distraire quelque peu de la torpeur dans laquelle je finis par m’enliser.
Je dois cependant à cet interminable stage grenoblois ma toute première initiation aux questions agricoles. Je me lie d’amitié avec un des dirigeants syndicaux du département, Fréjus Michon, qui m’apprend beaucoup dans ce domaine. Son sens du réel, sa solidité de raisonnement m’ont été précieux au cœur de cette moiteur grenobloise et dans l’abandon résolu où me tient l’administration préfectorale. Mon rapport de stage porte sur « le développement économique de l’Isère alpestre », sujet qui ne suscite en moi aucun émerveillement particulier, mais que je me suis néanmoins efforcé de traiter de la façon la plus sérieuse. Il me vaudra la plus mauvaise note de ma promotion.
En regagnant Paris, mon stage achevé, découragé par l’expérience que je viens de vivre, je n’aspire plus de nouveau qu’à me réengager dans l’armée. Mais je suis marié et j’ai désormais une petite fille, Laurence. Je dois donc me résigner à terminer mon parcours à l’ENA.
J’y fais irruption, début 1958, à la manière d’une boule qui rase les quilles. À peine arrivé, je suis pris à la gorge par l’atmosphère étouffante qui règne au sein de l’École. Un esprit de compétition poussé jusqu’à l’exaspération entraîne les jeunes gens qui s’y trouvent à une véritable lutte au couteau pour sortir dans le rang qui leur permettra d’accéder aux grands corps de la Haute Administration : le Conseil d’État, l’Inspection des Finances ou la Cour des comptes. Il s’agit de décrocher, à tout prix, l’un de ces trois-là. Plus l’État manifeste son impuissance, et plus on se presse, plus on se bouscule pour le servir. Certains étudiants, persuadés d’avoir découvert un document intéressant dans un livre de bibliothèque, arrachent la page afin de conserver la documentation à leur seul usage. Chacun fonce, se bat avec l’impression qu’un long couloir s’ouvre devant lui, au terme duquel seuls quelques-uns parviendront à la lumière.
Secouant mon abattement, je me mets à travailler ferme et, non sans peine, réussis en juin 1959 à être seizième au classement de sortie de l’ENA. Un rang très moyen qui me donne tout de même accès à la Cour des comptes.
À cette date, grâce au général de Gaulle, servir l’État est redevenu une tâche exaltante. De Gaulle ! Avant 1958, le Général était pour moi un personnage mythologique, au même titre que Vercingétorix et Jeanne d’Arc. Une référence historique aussi haute que Richelieu ou Clemenceau. Je me faisais de lui l’idée d’un être altier, solitaire, très respectable, mais retiré de tout et naturellement inaccessible. Je n’imaginais pas qu’il puisse de nouveau jouer le moindre rôle dans les affaires du pays. Quant aux gaullistes, ils incarnaient pour moi le refus de la fatalité, l’aptitude à se lever pour dire « non ». Vertus que je jugeais plus que jamais appréciables et nécessaires. Mais si je me sens proche, en 1959, sortant de l’ENA, de ceux qui ont redressé l’État, je ne me reconnais pas pour autant de leur famille politique.
La politique, pour tout dire, demeure éloignée de mes véritables préoccupations. Et l’intérêt que je continue, même à distance, à porter au sort de l’Algérie, le sentiment de solidarité que je garde vis-à-vis de mes camarades de combat, dont certains ont donné leur vie pour la cause qu’ils avaient reçu mission de défendre, ne procèdent pas chez moi d’une réflexion politique approfondie. Mais d’une réaction instinctive, viscérale en quelque sorte, liée aux hommes en tant que tels bien plus qu’aux idées qui peuvent les animer.
Se réclamer de l’« Algérie française », quand on n’a jamais été un adepte forcené du système colonial, peut sembler à tout le moins contradictoire. Mais les raisonnements les plus solides et les mieux construits se révèlent souvent fragiles à l’épreuve des réalités, elles-mêmes si complexes et paradoxales. Je ne conteste pas le droit des Algériens à l’indépendance et n’ignore pas l’injustice du traitement qui leur est infligé. Mais je comprends aussi le désarroi, la colère même de ceux qui, enracinés dans cette terre d’Algérie depuis des générations, sont légitimement attachés au fruit de leur travail et soucieux de le préserver. Au demeurant, aboutir à un compromis entre les aspirations des deux communautés n’aurait rien eu de chimérique, si une idéologie extrémiste ne l’avait emporté, de part et d’autre, sur une vision plus pragmatique de l’avenir de l’Algérie.
En juin 1959, les élèves de la promotion « Vauban », à laquelle j’appartiens, sont envoyés en Algérie en « renfort administratif », à l’exception de ceux qui y ont déjà accompli leur service militaire. En théorie, je suis donc dispensé d’y retourner. Mais tout m’incite à me porter de nouveau volontaire pour servir en Algérie, où je repars, accompagné cette fois de Bernadette et de notre petite fille, Laurence. Affecté au Gouvernement général, j’ai pour tâche de veiller à l’application du « plan de Constantine ».
Dans l’esprit du général de Gaulle, déjà acquis à l’idée d’« autodétermination » pour le peuple algérien, ce plan est celui de la dernière chance. Il propose la mise en place d’une réforme agraire visant à une redistribution des terres au profit des agriculteurs musulmans, longtemps refusée, hélas ! par les grands propriétaires coloniaux. Telle est la mission dont se trouve particulièrement investi le directeur de l’Agriculture et des Forêts au gouvernement d’Alger, Jacques Pélissier, dont je deviens le directeur de cabinet.
Parmi mes camarades de promotion présents à Alger, je suis l’un des rares, avec Alain Chevalier et Pierre Gisserot, à croire encore à un succès possible du « plan de Constantine ». Mes amis Bernard Stasi et Jacques Friedmann se déclarent nettement plus sceptiques quant à une solution du problème algérien permettant de concilier les intérêts des deux parties en présence. Pour eux, il est déjà trop tard, les exactions, les crimes commis de part et d’autre ayant définitivement changé la donne.
Dans la dernière semaine de janvier 1960, les émeutes dites des « barricades », déclenchées par une population pied-noir qui se sent trahie et abandonnée par la métropole, marquent un tournant tragique dans les relations entre Paris et Alger. Comme beaucoup, je suis alors témoin de l’inconsistance, pour ne pas dire de la déliquescence, des autorités qui sont en charge, sur place, du respect de l’ordre et de la légalité. Le spectacle est consternant.
À l’époque, le délégué général est Paul Delouvrier et le commandant en chef, le général Challe. Un attelage superbe entre un haut fonctionnaire d’envergure et un chef authentique, estimé de ses hommes. Àla fin des années cinquante, Delouvrier avait été victime d’un grave accident de voiture qui avait nécessité qu’on lui place une pièce d’acier dans la jambe, à titre provisoire. Quand il avait été nommé délégué général, en décembre 1958, il n’avait pas eu le temps de la faire enlever. Dans les jours précédant l’insurrection algéroise, Delouvrier s’était rendu à Paris pour y être opéré. Il venait tout juste de rentrer et se déplaçait en chaussons, en s’appuyant sur deux cannes.
Lors de l’affaire des « barricades », nous assistons à une scène étonnante, lorsque Delouvrier et Challe apparaissent côte à côte. On s’attendait à voir le premier éclopé et le second altier et imposant. Or, c’est l’inverse qui se produit. Delouvrier, au prix d’un grand effort, avait enfilé des chaussures et jeté ses cannes, et il marchait, le regard net, droit comme un I. De son côté, Challe, en grand uniforme de général de l’armée de l’air, bardé de décorations chèrement gagnées, avançait, chaussé d’énormes pantoufles : une maladie de la plante des pieds en était la cause.