L’image du pouvoir incarné par ces deux hommes à Alger, l’un s’efforçant de sauver les apparences, l’autre ne dissimulant rien de son état, est alors d’autant plus pathétique que leur autorité respective, sur l’administration civile et sur l’armée, est tout aussi vacillante. Dans la fonction que j’occupe, il m’est facile de constater les débandades qui se multiplient au sein du Gouvernement général.
Les directeurs devaient être au nombre de quinze. Combien sont demeurés à leur poste ? Deux ou trois, tout au plus. Les autres se sont volatilisés. Dans la soirée du 24 janvier, jour de l’affrontement le plus sanglant entre forces de l’ordre et manifestants, on finit par retrouver l’un de ces hauts fonctionnaires parmi les plus éminents, caché, apeuré, chez un de ses amis. Les autres ont couru plus loin. Mon directeur, Jacques Pélissier, s’est révélé le plus ferme et le plus digne de tous, et peut-être le seul vraiment loyal. Son exemple m’a impressionné si fortement que je ferai appel, quatorze ans plus tard, à cet homme courageux pour diriger mon cabinet à Matignon.
La fermeté de Jacques Pélissier est pour moi riche d’enseignements. Elle m’éclaire sur l’attitude qui doit être celle, en toute circonstance, d’un serviteur de l’État. Si bien que je me rallie, dans les jours suivants, à l’initiative prise par Jacques Friedmann et Bernard Stasi, en réaction à la couardise manifestée au plus haut niveau de l’Administration, de faire signer une déclaration d’allégeance au général de Gaulle, qui s’est imposé dans ces circonstances comme le seul garant de l’intégrité et de la dignité de l’État. Ceci ne m’empêche pas, sur le plan personnel, de conserver de la sympathie à l’égard de mes amis restés attachés jusqu’au bout à l’espoir, devenu désormais illusoire, de préserver une Algérie française. Certains en toute bonne foi, mais piégés tant par le climat trop passionnel qui régne de tous côtés à Alger que par la stratégie souvent tortueuse, ambiguë, d’un pouvoir métropolitain impatient, à juste titre, d’extirper la France d’un bourbier devenu inextricable.
De retour en métropole en avril 1960, alors que le général de Gaulle, par sa poigne et son éloquence, a remporté une première victoire sur la sédition, j’entre en tant qu’auditeur à la Cour des comptes. Nostalgique des heures somme toute exaltantes que j’ai vécues en Algérie, je n’en ai pas moins acquis la conviction que la seule issue possible au drame qui s’y joue réside dans la reconnaissance du droit des Algériens à assumer leur propre destin. Tel est le sens de l’Histoire, pour eux comme pour la France.
Comment ne pas être choqué cependant, à l’heure du bilan, par le sort effroyable infligé à beaucoup de ceux qui furent nos compagnons d’armes, les harkis, humiliés, massacrés, pour avoir été indéfectiblement fidèles à notre cause ? Les souffrances, les atrocités auront été, certes, innombrables de part et d’autre. Mais celles subies par les harkis restés en Algérie après la cessation des hostilités ne sauraient être davantage oubliées. C’est un devoir de mémoire. Je me suis efforcé par la suite de toujours le respecter.
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L’APPRENTISSAGE DU POUVOIR
Songeant aux années pleines et riches que j’ai connues, je ressens la dureté des choses mortes, des solitudes que la vie amoncelle, le poids de devoir faire face seul à sa destinée. Il est plus doux d’être guidé, de recevoir l’impulsion et l’élan, de se reposer sur l’expérience, la confiance et l’amitié. J’ai eu cette chance pendant plus de dix ans, jusqu’à la disparition de Georges Pompidou. Je ne serais pas tout à fait celui que je suis devenu si la vie ne m’avait réservé la grâce d’une rencontre qui m’a enrichi et révélé à moi-même. Plus encore qu’un père spirituel, Georges Pompidou a représenté pour moi un modèle. Une référence supérieure qui n’a cessé de m’inspirer quand je me suis trouvé, à mon tour, confronté à l’exercice du pouvoir.
Rares, parmi les hommes politiques, sont ceux qui savent se dégager de leur ambition personnelle et se contraindre jusqu’à incarner l’âme et la destinée de la nation. Georges Pompidou a été de ceux-là. En travaillant à ses côtés à partir de 1962, je suis devenu, si je puis dire, le témoin direct de cette mutation essentielle qui allait faire de lui le successeur du général de Gaulle à la présidence de la République.
À l’origine, Georges Pompidou ne souhaitait pas s’engager dans la vie politique. Le poste de Premier ministre, il l’avait dans un premier temps refusé, en 1958, quand le Général le lui avait proposé. La seconde fois, il lui était apparu inconvenant de décliner cet honneur que de Gaulle lui accordait. Pour lui, cette charge s’inscrivait à l’opposé même de ses projets de carrière dans lesquels la part consacrée à la vie familiale devait rester primordiale. Elle l’éloignait aussi de cette liberté, un peu anarchisante, qu’il aimait à préserver, tout en sachant s’en protéger par un solide bon sens chez lui inaliénable.
Quand il a accepté d’entrer à Matignon, en 1962, succédant à Michel Debré, Georges Pompidou avait pesé tout cela. En réalité, il avait déjà prouvé ses qualités d’homme d’État. Mais, à l’époque, seul le Général en avait pris conscience, qui l’avait jugé comme tel lors des négociations secrètes avec le FLN dont il l’avait chargé. Le Général le regardait agir. Il l’observait. Il le « choisissait » lentement. Les propriétaires de ganaderias font de même, durant les journées de pacage, pour sélectionner les toros bravos. Mais ce n’était pas encore l’épreuve de l’arène. Pour Georges Pompidou, celle-ci est venue lors de la grève des mineurs, en 1963.
Cette grève l’a surpris peu après sa nomination à la tête du gouvernement. Deux ans plus tard, mieux préparé, l’expérience aidant, sans doute l’eût-elle moins ébranlé. Ce fut pour lui comme un rite de passage. Le début du sacrifice permanent qu’il s’est imposé pour accéder un jour à la magistrature suprême. Il en a payé le prix par les coups qu’il a reçus et dont quelques-uns l’ont profondément meurtri. Je pense aux décisions graves qu’il a été amené à prendre — l’exercice du droit de grâce étant de toutes la plus cruelle — et à certaines ingratitudes, contraires à son tempérament, dont il lui a fallu faire preuve dans l’intérêt de l’État. Ce prix, Georges Pompidou l’a aussi payé quand on s’est attaqué, de la façon la plus ignoble, à l’être qu’il aimait plus que tout autre. Et en voyant se dénaturer alors, au creuset des nécessités politiques, l’amitié, l’affection, la dévotion qu’il avait toujours manifestées à l’égard du général de Gaulle. À la fin du parcours commun, ni l’un ni l’autre n’étaient tout à fait les mêmes qu’à l’origine, et leurs rapports s’en sont ressentis. À un moment donné, le pouvoir exige de tout homme d’État qu’il sache, comme le disait Richelieu à Louis XIII, renoncer aux « sentiments des particuliers » et se mutiler, s’amputer d’une part de soi-même.
Georges Pompidou a compté pour moi, sur le plan personnel et celui de ma formation politique, plus que le Général parce que je l’ai mieux connu. L’homme était exceptionnellement cultivé, d’une intégrité morale et d’une exigence intellectuelle hors du commun. À mes yeux, il symbolisait la France aussi bien que de Gaulle, l’idée qu’ils s’en faisaient l’un et l’autre n’ayant d’ailleurs rien, selon moi, d’incompatible. Celle de Georges Pompidou était sans doute plus concrète, plus immédiate, plus charnelle, tout imprégnée de valeurs paysannes, à la fois profondément ancrée dans la tradition et foncièrement ouverte à la modernité sous toutes ses formes.