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Fils de cette belle terre d’Auvergne, Georges Pompidou connaissait admirablement les Français. Avec leurs forces et leurs faiblesses. Leurs habitudes et leurs contradictions. Leur goût de la division et leurs élans sublimes. L’homme de lettres, familier des classiques, amoureux de poésie, qui connaît par cœur et récite pour lui-même des vers de Villon, de Baudelaire, d’Apollinaire, va faire de la transformation économique, industrielle, urbaine et sociale de la France son sujet, sa cause, sa grande aventure. Mais cet être généreux, attentif aux siens comme aux autres, toujours enclin à partager ses curiosités, ses découvertes et ses émerveillements, aura aussi à cœur de réconcilier l’Art et la Cité. Il pressent, tout comme Malraux, que notre société, trop individualisée, société froide des techniques triomphantes, aura besoin tôt ou tard de retrouver cette connaissance des âmes que seuls peuvent offrir l’art et la culture. Il comprend que la recherche du seul bien-être matériel ne saurait tenir lieu de projet politique. Rappelons-nous ce qu’il écrit dans son livre, Le Nœud gordien : « Le confort de vie généralisé comporte en lui-même une sorte de désespérance, en tout cas d’insatisfaction. Là est, sans doute, la vraie partie que joue le monde moderne. » On ne saurait être plus visionnaire.

S’il est un aspect de la personnalité de Georges Pompidou et de ses qualités d’homme d’État qui me touche plus encore que tout autre, c’est précisément le regard d’humaniste qu’il portait sur le monde. Un regard soucieux d’appréhender la diversité des cultures, curieux de l’entrecroisement croissant, du métissage inévitable et salutaire des sociétés contemporaines. Ce Français de pure souche, natif de Montboudif, fils d’instituteurs de la IIIe République, aura su préparer notre pays aux défis de la mondialisation et à ceux de la difficile mais nécessaire construction européenne. À qui lui reprochait de trop se consacrer à l’action diplomatique, Georges Pompidou faisait remarquer, avec une assurance toujours empreinte de clairvoyance, que les difficultés intérieures trouvaient de plus en plus souvent leurs solutions à l’échelon international, que l’on ne pouvait plus imaginer de paix sans sécurité collective, ni de progrès économique et social en dehors de l’Europe, même si la France devait rester maîtresse de son destin et confiante dans la richesse et l’étendue de ses propres ressources.

L’homme passait pour secret, madré, un peu roublard — ce qu’il était en partie. Mais c’étaient d’abord son intelligence, sa culture, sa compétence qui lui conféraient une indiscutable autorité et imposaient le respect. Non sans émotion, je revois ses sourcils en bataille, son regard pénétrant et scrutateur, profondément bienveillant ; son sourire perspicace, plein d’humour et de malice ; sa voix au timbre grave, belle, rocailleuse et chaleureuse ; sa silhouette puissante et élégante à la fois, se détachant dans la lumière du soir, derrière sa table de travail, tandis qu’il consignait instructions et réflexions.

D’un naturel réservé, peu porté aux effusions, rebelle aux confidences et ennemi de tout effet ostentatoire, Georges Pompidou n’entretenait pas avec ses collaborateurs des liens de grande proximité. Quels que soient les sentiments d’affection ou d’admiration que je nourrissais à son égard, je me savais tenu à ne pas trop les exprimer. La pudeur était de règle. Jamais nos relations n’ont été véritablement intimes, car ce n’était pas son genre. J’écoutais, j’enregistrais ce qu’il me disait lors des séances de travail qui se tenaient dans son bureau ou à l’occasion des déplacements que nous effectuions ensemble en voiture, quand il me demandait de l’accompagner. Mais, d’une certaine façon, je me sentais plus libre avec le général de Gaulle. Je me souviens du Général m’interrogeant à l’Élysée, peu avant le référendum perdu d’avril 1969 : « Qu’est-ce qu’on dit dans votre circonscription ? — Vous savez, c’est une circonscription plutôt à gauche. Je crains, mon Général, que les résultats ne soient pas très bons. » Je n’aurais pas osé répondre en ces termes à Georges Pompidou.

C’est à mon ancien camarade de Sciences-Po, Gérard Belorgey, que je dois d’être entré à Matignon en décembre 1962, peu après la naissance de ma deuxième fille, Claude. Chargé, au secrétariat général du gouvernement, de superviser les textes dits de « défense des institutions républicaines », autrement dit anti-OAS, Belorgey a la responsabilité, en outre, de dresser les procès-verbaux des conseils interministériels. Comprenant que je me morfonds à la Cour des comptes depuis mon retour d’Algérie, il me propose de me confier cette dernière tâche.

Il s’en est fallu de peu, pourtant, que mon destin prenne une tout autre direction, sans doute définitive. La compagnie Total venait, de son côté, de m’offrir la direction de sa filiale canadienne. L’apprenant, ma mère avait aussitôt supplié Bernadette de faire en sorte que je renonce à quitter la France. Je serais sans doute parti si une autre opportunité ne s’était présentée dans le même temps…

J’accepte sans hésiter la proposition de Belorgey. Et c’est ainsi que, pendant trois ou quatre mois, j’assisterai, sans rien dire, aux réunions d’arbitrage entre collaborateurs du chef du gouvernement et ceux de ses ministres, dont je rédige le compte rendu. Ce dernier se doit d’être non seulement exact, mais le plus bref et le plus précis possible. Excellente préparation à l’exercice ultérieur du pouvoir politique.

Affecté, dans un premier temps, au secrétariat général du gouvernement, je suis reçu par le responsable des affaires économiques, Jacques-Henri Bujard, qui me déclare, plaisantant à moitié : « Chirac, ne vous imaginez pas que vous allez vous installer dans mon bureau et occuper ma place. » Il ne croit pas si bien dire. Six mois plus tard, les services de Matignon ayant été réorganisés, c’est dans ce même bureau que je me trouverai installé, devenu membre du cabinet du Premier ministre à l’instigation conjointe de deux de ses collaborateurs, Pierre Lelong et René Montjoie, futur commissaire au Plan. Ce dernier m’a signalé à l’attention de François-Xavier Ortoli, le directeur de cabinet de Georges Pompidou, lequel m’a offert d’intégrer son équipe au rang le plus modeste : chargé de mission. Je m’y occuperai des questions aéronautiques, de l’aménagement du territoire et de la construction.

François-Xavier Ortoli est l’archétype même du grand serviteur de l’État. Un homme d’une haute qualité morale et intellectuelle, apte à prendre les décisions qui s’imposent, tout en se gardant soigneusement de céder à des impulsions qu’il juge trop hardies ou déraisonnables. Un jour de décembre 1962, il me demande de venir à dix-huit heures pour être présenté au Premier ministre. J’entre avec lui dans le bureau de Georges Pompidou, en train de signer son courrier. La pièce est à peine éclairée. Plongé dans ses parapheurs, le Premier ministre ne réagit pas à notre arrivée. Il continue de travailler, silencieux, sans même nous concéder un regard. Embarrassé, un peu anxieux, je ne sais trop ce qu’il convient de dire ou de faire. Un moment, Georges Pompidou lève la tête, puis la rabaisse aussitôt. « Monsieur le Premier ministre, lui dit Ortoli, je voulais vous présenter Jacques Chirac, un nouveau membre de votre cabinet qui vient de la Cour des comptes. Il est très bon », ajoute-t-il. Et Georges Pompidou de répondre, sans me prêter plus d’attention : « J’espère bien. S’il n’était pas très bon, je pense que vous ne l’auriez pas pris. » Comprenant que ce premier contact n’ira pas plus loin, Ortoli me fait alors un signe et nous nous retirons.