À Matignon, prompt à me saisir des dossiers et à régler les problèmes sans craindre de bousculer une administration souvent empêtrée dans son formalisme, j’hérite vite d’une réputation de « bulldozer ». C’en est assez pour devenir suspect, du même coup, de ne jamais prendre le temps de réfléchir, d’ignorer le doute ou d’être étranger aux nuances. Bref, caricaturé sous les traits d’un fonceur un peu sommaire et superficiel. Mais seul m’importe d’être fidèle à l’idée que je me fais du service de l’État. Idée où l’esprit d’abnégation doit aller de pair, selon moi, avec l’exigence d’efficacité.
C’est au cours des cinq années passées à Matignon, dans l’ombre de Georges Pompidou, que j’ai accompli mon apprentissage du pouvoir. L’entourage du Premier ministre ne manque pas de personnages éminents, tous susceptibles de laisser une empreinte sur le simple chargé de mission que je resterai jusqu’à mon entrée directe en politique.
L’homme fort du cabinet est sans conteste Olivier Guichard, gaulliste historique en même temps que fervent pompidolien, fidélités qu’il ne juge pas inconciliables. Il fait partie, avec Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey, Pierre Lefranc et Jacques Foccart, de cette confrérie toute-puissante et exclusive qu’on appelle les « barons ». L’homme, sous ses apparences un peu nonchalantes, est d’une intelligence supérieure. Son jugement sur ses semblables peut être acéré, et sa vision des choses se révéler d’une grande acuité. Plus je l’ai connu, plus je l’ai estimé. Mais je ne serai jamais pour autant de ses intimes ni proche de sa sphère d’influence. Celle où je tends de plus en plus à me situer gravite autour d’un conseiller dont beaucoup sous-estiment alors le caractère comme l’aptitude à se faire entendre et s’imposer. Il s’appelle Pierre Juillet.
Par son allure, son style, sa façon d’être, ce grand solitaire, intuitif, secret et ombrageux, a tout de l’éminence grise. La mine un peu austère, le regard perçant, économe de ses mots comme de ses effets vestimentaires, il cultive des airs de père Joseph. Mais ce qui me frappe chez lui, par-delà son goût des stratégies occultes, c’est la haute idée, intransigeante et quasi mystique, qu’il se fait de la France. Pour Pierre Juillet, la France incarne quelque chose de sacré, dont seul de Gaulle a su prendre la mesure. Il voue à l’une et l’autre une dévotion absolue. Servir la France et le Général, telle est son unique ambition, presque sa raison de vivre. Il le fait à sa manière, non comme ministre, ce qu’il aurait pu être s’il l’avait souhaité, mais en tant qu’inspirateur. Nul doute qu’il aime à « tirer les ficelles », comme on dit, et qu’il y excelle. Un rôle dans lequel il deviendra vite indissociable de sa future adjointe, Marie-France Garaud. Mais ce n’est pas son art de la manœuvre qui m’impressionne, lorsque je fais sa connaissance, mais sa finesse de jugement, sa compétence, son sens inné de la politique. Son audience ne va cesser de croître auprès de Georges Pompidou, au point d’éclipser peu à peu celle d’Olivier Guichard. En janvier 1966, le remplacement de François-Xavier Ortoli, protégé de Guichard, par Michel Jobert, à la tête du cabinet du Premier ministre, achèvera de confirmer l’influence prédominante acquise par Pierre Juillet.
Son magistère s’exerce sur moi avec d’autant plus de facilité que j’ai encore tout à apprendre en matière politique. Pierre Juillet a tout de suite compris en me voyant que mon expérience était on ne peut plus modeste et qu’il lui fallait la renforcer. J’ai été formé par ses conseils et son exemple. Il ne m’a pas appris la politique comme on apprend une langue étrangère — il n’existe ni méthode ni mode d’emploi dans ce domaine —, mais en me faisant part au jour le jour de ses réflexions concernant aussi bien la vie du gouvernement que les problèmes de la France, son histoire et la façon de traiter les difficultés auxquelles elle était confrontée. Foncièrement conservateur et par certains côtés archaïque, il enseigne au jeune technocrate les valeurs essentielles à défendre et préserver : le culte de la grandeur nationale, en premier lieu. Je deviens pour lui une sorte de disciple qu’il entend façonner à son image et dont il entreprend d’organiser le destin politique. Lorsque je serai nommé secrétaire d’État à l’Emploi, en 1967, Georges Pompidou me confiera : « C’est le Général qui l’a souhaité. » Mais, si tel est le cas, probablement est-ce Pierre Juillet qui m’a signalé au Général en lui glissant : « Il y a un type, là, qui peut être éventuellement utile… »
Paradoxalement, la protection de Pierre Juillet ne me vaut, à Matignon, au sein du cabinet du Premier ministre, aucune promotion particulière, comme si je n’avais pas vocation pour lui à mener une carrière administrative. Je quitterai mes fonctions en 1967 à l’échelon qui était le mien à mon arrivée cinq ans auparavant : celui d’un simple chargé de mission, alors que tous les autres membres du cabinet ont réussi à se faire nommer, entre-temps, conseillers techniques. Accéder à ce grade a été l’idée fixe de la plupart d’entre eux. On finit toujours par promouvoir, dans toute hiérarchie de cet ordre, ceux qui crient le plus fort. Si je ne suis pas devenu conseiller technique, c’est tout simplement parce que je ne l’ai pas demandé et ne m’en suis jamais vraiment soucié.
Je me passionne davantage pour les dossiers qui me sont confiés, ceux surtout concernant l’aéronautique, et particulièrement la construction du Concorde dont je me ferai d’emblée le défenseur. Lorsque, en 1966, les travaillistes arrivés au pouvoir en Angleterre décident d’interrompre sur-le-champ les deux grands projets franco-britanniques lancés par leurs prédécesseurs, le Concorde et le tunnel sous la Manche, je fais partie de ceux, plutôt rares il faut bien le dire, qui plaident à Matignon pour que la France n’y renonce pas à son tour. Contre l’avis du ministère des Finances, alerté par le coût de ces deux opérations et partisan de les abandonner l’une et l’autre, je me bats à mon niveau pour qu’elles soient maintenues, convaincu de leur intérêt industriel et économique. Nous consacrons alors beaucoup d’énergie à persuader les agents de l’État et les acteurs de l’économie que la France peut produire des avions, des trains, des missiles, de l’électronique, des molécules, et les vendre, tant ils doutent que nous puissions rattraper notre retard en matière d’autoroute et de télécommunications.
En mars 1969, le général de Gaulle me demandera de représenter le gouvernement à Toulouse, lors du premier vol du Concorde, avec André Turcat aux commandes. À mon retour à Paris, le Général m’invitera à déjeuner pour recueillir mes impressions, aussi fier et enthousiaste que je l’étais à l’idée que la France ait su mener à bien, envers et contre tous, une réalisation de cette ampleur.
Sans appartenir au premier cercle des collaborateurs du Premier ministre, je ne manque pas d’occasions de le côtoyer, malgré la distance qu’il entend préserver vis-à-vis de son entourage. Si, comme je l’ai dit, Georges Pompidou évite toute familiarité dans les rapports qu’il entretient avec ses conseillers, c’est qu’il tient avant tout à responsabiliser chacun d’eux, à leur laisser une certaine liberté d’initiative pour mieux s’assurer de leur capacité, le moment venu, à répondre de leurs actes.
Cette volonté de déléguer n’empêche pas qu’il suive lui-même de près les affaires de l’État. Je m’en rends compte chaque fois que j’ai l’opportunité de l’accompagner lors de manifestations qui relèvent de mon champ de compétences, comme le Salon aéronautique du Bourget. Malgré le soin que je prends à m’informer dans le détail des caractéristiques de chaque nouvel avion exposé, je m’aperçois vite qu’il en sait autant que moi, si ce n’est plus, à leur sujet.