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Nous n’avons jamais eu besoin, Georges Pompidou et moi, de longs échanges pour nous comprendre. L’entente qui s’est établie peu à peu entre nous, au fil des années, doit sans doute beaucoup à nos origines proches : lui, l’Auvergne, moi, la Corrèze. Nous sommes issus du même terroir, modelés par une même fibre rurale et provinciale. Tous deux formés à l’école laïque et attachés à ses valeurs. Et tous deux amateurs de bonne chère et férus de poésie.

Georges Pompidou évitait le plus possible de mêler ses collaborateurs aux cercles de ses amitiés parisiennes. Si bien que Bernadette et moi n’avons été invités qu’à cinq ou six reprises à l’un de ces dîners mondains, très prisés du Tout-Paris, qui se tenaient souvent à Matignon. On y croisait aussi bien Pierre Cardin, Pierre Boulez, Guy Béart, Françoise Sagan et Maria Callas que Guy et Marie-Hélène de Rothschild, Hélène Rochas ou Édouard et Jacqueline de Ribes. Ce fut aussi pour nous l’occasion de mieux connaître et d’apprécier cette femme d’exception qu’était Claude Pompidou. Grande, belle, distinguée, toujours d’une extrême élégance, passionnée de mode comme de toutes les formes de la création contemporaine, elle n’aimait à évoluer que dans un seul univers, celui des artistes, des peintres, des écrivains, des grands couturiers, qu’elle préférait de loin au monde de la politique.

Ce monde-là, qu’elle n’a jamais aimé, et où Georges Pompidou lui-même semblait parfois s’être aventuré à contrecœur, c’est à Matignon que j’ai commencé, pour ma part, de le découvrir et de le fréquenter. Mais il faudra, comme je l’ai dit, toute l’insistance du Premier ministre pour m’inciter à y entrer pleinement à mon tour, en 1967. Mes fonctions me conduisent tout naturellement à rencontrer la plupart des ministres qui comptent à cette époque. Celui que je côtoie le plus fréquemment est sans doute André Malraux.

J’ai été partie prenante d’une des grandes décisions de son ministère : la création, en janvier 1963, de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France. En tant que jeune auditeur de la Cour des comptes, ma première mission a été, en effet, de préparer cette réforme, capitale pour rendre la culture accessible à tous et sauver les monuments menacés, au sein de la commission culturelle du IVe Plan présidée par le professeur André Chastel. J’en ai été le rapporteur et l’une des principales chevilles ouvrières. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’André Malraux.

Nous déjeunions régulièrement en tête à tête chez Lasserre, son restaurant favori, où nos échanges sur l’art asiatique, qu’il affirmait bien connaître, se terminaient le plus souvent par des éclats de voix de part et d’autre. Je n’hésitais pas à lui reprocher les trafics d’œuvres d’art auxquels il s’était livré dans sa jeunesse, en Indochine, contestant par là même la compétence esthétique qu’il s’attribuait. Mes critiques l’exaspéraient, le plongeaient dans une colère à peine contenue, sans qu’il mît fin pour autant à nos discussions. Mais si je ne parvenais pas à prendre au sérieux son Musée imaginaire, je ne pouvais qu’être fasciné par ce personnage dont sans le vouloir j’imitais les tics les jours où je l’avais rencontré. Et admiratif de l’auteur de La Condition humaine, de son engagement politique contre le fascisme et le système colonial, comme de son sens de la justice et de la fraternité.

À travers les fulgurances de son génie, l’Histoire devenait mythe et l’action politique une épopée lyrique. La mèche sur l’œil, le front bombé, la main nerveuse, le débit saccadé, Malraux brassait les idées, les mots, les images à la manière d’un enchanteur, éblouissant de virtuosité sans être jamais tout à fait dupe de l’effet qu’il recherchait et manquait rarement de produire. C’est ainsi qu’il me brossait de la guerre d’Espagne un tableau à la fois apocalyptique et enivrant, fait de raccourcis percutants, de métaphores brusques et saisissantes, où le sublime le disputait sans cesse au paradoxe.

C’est à André Malraux que je dois un de mes tout premiers souvenirs de réunions politiques, inoubliable il va sans dire. Je travaillais encore à l’époque au cabinet de Georges Pompidou et Malraux m’avait entraîné, à l’occasion de je ne sais quelle élection, à Saint-Denis, où se tenait un meeting, qu’il présidait, de soutien au candidat de la majorité.

Quatre à cinq mille personnes se pressent dans la salle, dont une majorité de communistes débarqués par trains entiers, qui ont pris possession des lieux avant notre arrivée. Alertés par le préfet, nous nous demandons s’il ne vaut pas mieux rebrousser chemin. Malraux répond : « On y va ! » Nous débarquons sous les huées. Comme si de rien n’était, Malraux monte à la tribune, incapable de se faire entendre. Soudain se produit quelque chose d’insolite, assez fréquent, comme je le vérifierai plus tard, dans des manifestations de ce type : un instant de silence tout à fait fortuit et quasi miraculeux. Comédien de génie, Malraux s’empare aussitôt de ces fractions de seconde pour lancer dans le micro, d’une voix de tonnerre : « Je vous vois bien… J’étais sur le Guadalquivir, je vous ai attendus et je ne vous ai pas vus venir… » Stupeur des communistes qui, pris de court, se demandent, sans bien comprendre, pourquoi ils n’ont pas été, en effet, « sur le Guadalquivir ». Dans la foulée, Malraux a pu prononcer son discours, toujours chahuté, mais à un niveau moindre, par une salle encore déconcertée.

Ce jour-là, j’ai mieux compris, grâce à Malraux, tout ce qu’il peut y avoir aussi de romanesque dans l’aventure politique.

5

MISSION ACCOMPLIE

En janvier 1965, j’apprends par un coup de téléphone du sous-préfet de Brive-la-Gaillarde ma candidature aux élections municipales de Sainte-Féréole. « Vous n’êtes pas au courant ? s’étonne-t-il. Vous êtes présent sur la liste du Rassemblement républicain. Il n’y en a pas d’autres. Vous êtes sûr d’être élu. » J’appelle aussitôt le maire radical-socialiste de la commune, M. Uminski, d’origine polonaise, mais tout ce qu’il y a de plus corrézien. Manquant d’un conseiller municipal pour boucler sa liste, il assure m’avoir sollicité par écrit. « Tu ne m’as pas répondu, me dit-il. J’en ai conclu que tu étais d’accord. » En réalité, je n’ai jamais reçu sa lettre. Mais qu’importe, puisque l’affaire est lancée… Et c’est ainsi que j’ai fait mes tout débuts en politique : à mon insu ou presque.

Cette première élection n’aura pas de conséquence directe sur la carrière que j’entamerai, sur ordre, deux ans plus tard. La circonscription de Brive étant détenue, depuis 1962, par un gaulliste bon teint, Jean Charbonnel, je n’ai aucune raison de chercher à m’y implanter. Ma présence, à partir de novembre 1964, au sein de la Commission du développement économique et social du Limousin, la CODER, préfiguration des conseils régionaux, va se révéler plus utile pour l’avenir. Pierre Juillet est à l’origine de ma nomination. Ancien responsable du RPF pour le Limousin, sa terre natale, il échafaude alors toute une stratégie pour tenter de conquérir, lors des prochaines élections législatives, ce bastion de gauche réputé imprenable. La CODER lui sert à préparer l’entrée en lice de quelques « jeunes loups » pompidoliens, comme Bernard Pons, Pierre Mazeaud et moi-même. Voilà pourquoi, à la différence du Premier ministre, il m’encouragera d’emblée à me présenter en Corrèze, fût-ce dans la circonscription la plus improbable pour un candidat de la majorité. Celle d’Ussel, fief radical-socialiste dans un département à fort ancrage communiste.