À peine ai-je obtenu de Georges Pompidou son accord de principe — « Vous pouvez toujours essayer » —, je pars au combat. La politique n’est pas la guerre, mais elle lui ressemble. J’y prends goût, comme j’ai aimé ma trop brève expérience de soldat en Algérie. Je quitte Matignon chaque vendredi, en fin d’après-midi, roulant à vive allure une partie de la nuit, à bord d’une 403 hors d’âge. Après avoir dormi deux ou trois heures à mon arrivée à Ussel dans le petit appartement HLM que j’ai loué non loin de la gare, et qui me sert aussi de permanence électorale, je commence à recevoir tous ceux qui, souhaitant le plus souvent me demander un service, font déjà la queue dans l’escalier. Puis je retourne sur le terrain, souvent accompagné de Bernadette qui, de son côté, fait activement campagne auprès des Corréziens.
Mes chances de succès sont à première vue très fragiles. D’autant que je ne possède encore aucun véritable réseau politique, en dehors d’une petite escouade de militants gaullistes, eux-mêmes dubitatifs quant à mes possibilités de l’emporter.
Parmi le peu d’atouts dont je dispose dans cet arrondissement plutôt hostile au gouvernement, l’un des meilleurs, paradoxalement, est le fait d’appartenir au cabinet du Premier ministre. Il faut dire que la haute Corrèze demeure à cette date une des zones les plus sous-développées de France. Son retard économique est considérable. Tout ou presque reste à faire en matière d’aménagement rural et de désenclavement. La haute Corrèze manque de tout, de routes, d’écoles, de téléphones. Et nombre de jeunes cherchent à s’expatrier, faute d’y trouver un emploi. Dans une région aussi manifestement délaissée par l’État, j’apparais aux électeurs, même les moins favorables, mieux placé que quiconque pour mobiliser les pouvoirs publics, apporter aux maires les subventions qui font défaut à leur commune, secourir les agriculteurs, répondre aux attentes des familles. Un coup de fil immédiat au ministre concerné me permet parfois d’obtenir gain de cause dans les heures ou les jours qui suivent.
Je m’attache, dès le début de la campagne, à privilégier le contact direct, personnalisé, sur les considérations partisanes. J’entreprends de rencontrer, un à un, tous les électeurs sans distinction. Mon premier souci est de les connaître individuellement, de sonder leur état d’esprit, d’écouter leurs doléances, aussitôt enregistrées sur un petit dictaphone pour être prises en compte et si possible satisfaites dès mon retour à Paris. Les communistes locaux se montrent souvent surpris que je ne manifeste aucun ostracisme à leur égard. Ils apprécient cette marque d’attention dont ils n’ont guère l’habitude de la part d’un candidat dit « de droite ». À une ou deux exceptions près, je suis bien reçu partout. Je visite chaque ferme, arpente chaque foirail, fais halte dans chaque bistrot. Au bout de quelques mois, il est peu de maisons où je ne me sois rendu au moins une fois.
La fougue, l’enthousiasme, l’énergie que je déploie ainsi sans me forcer ne passent pas inaperçus dans cette circonscription dont les élus sortants, accoutumés à retrouver leur siège sans même faire campagne, se bornent à tenir quelques réunions publiques.
Je bénéficie, dans la presse locale, d’un appui déterminant : celui de Marcel Dassault. Mes fonctions à Matignon dans le domaine aéronautique m’ont permis de retrouver ce vieil ami de mon père, pour qui j’éprouve infiniment de respect et d’admiration. On se fait toujours une idée un peu simpliste et caricaturale de Marcel Dassault. Mais l’homme était bien plus complexe qu’on ne l’imagine. J’ai assisté à plusieurs scènes qui témoignent de la vigueur de son caractère.
Un jour, alors que je me trouvais dans son bureau, un de ses collaborateurs vient lui annoncer : « Monsieur X est arrivé. » C’était un des personnages politiques importants de l’époque, dont il avait l’habitude de financer les campagnes électorales. Et Dassault de répondre, sans se déranger : « L’enveloppe est dans le deuxième tiroir ! » Une autre fois, attendant d’être reçu, je le vois surgir en tenant vigoureusement par le bras une haute personnalité du monde juif, qu’il menace de jeter dans l’escalier. Puis, l’ayant vigoureusement congédié, il se tourne vers moi et m’explique, encore sous le coup de la colère : « Vous vous rendez compte, il a osé venir ici pour me dire que nous étions d’abord juifs et israéliens et ensuite français. » C’était tout Dassault. Il avait toujours sur lui un petit trèfle à quatre feuilles, qu’il avait gardé durant toute la guerre et dans les camps de concentration. Et de temps en temps, très rarement, il sortait de sa poche et dépliait un vieux papier, montrant son trèfle à quatre feuilles en disant : « C’est lui qui m’a sauvé », avant de le replier délicatement.
Marcel Dassault, qui entend faire de moi, une fois élu, un secrétaire d’État à l’Aviation civile, a résolu de tout mettre en œuvre pour y parvenir. Il me témoigne beaucoup de confiance et une affection quasi paternelle. Il met à ma disposition L’Essor du Limousin, qu’il vient de racheter, et envoie sur place, à Limoges, un de ses meilleurs journalistes, Philippe Alexandre, en tant que « conseiller technique ».
J’ai conscience de ne pouvoir gagner sans obtenir le soutien, au moins tacite, des figures politiques corréziennes les plus emblématiques. Celui d’Henri Queuille, en premier lieu. Longtemps député d’Ussel, il a été chef du gouvernement à trois reprises et ministre quasi inamovible sous la IVe République. Le « bon docteur Queuille », comme on l’appelle en Corrèze, n’a plus de responsabilités nationales, mais son influence dans la région reste considérable. Adversaire déclaré du Général à l’époque du RPF, on le dit allergique aux gaullistes. Il n’est pas sûr qu’il accepte seulement de me recevoir. Je fais alors appel à mon ancien camarade de la Cour des comptes, Jérôme Monod, devenu le directeur de la DATAR, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale. Son épouse, Françoise, est la petite-fille d’Henri Queuille. Elle intervient avec succès en ma faveur. Après le long entretien qu’il consent à m’accorder, Queuille confiera à Jérôme Monod, sur un ton plutôt bienveillant : « Voilà un jeune homme qui mériterait d’être radical ! C’est un caméléon. »
Si je suis bien accepté par les vieux caciques locaux, c’est parce qu’ils me sentent assez proche de leur famille d’esprit. Le renom de mon grand-père, Louis Chirac, n’y est pas étranger. C’est en souvenir de son vieux camarade de la « sociale » que Charles Spinasse m’adoube à son tour, comme si j’étais l’un des siens. Toujours maire d’Égletons à cette date, Charles Spinasse fut, comme on le sait, l’un des leaders de la SFIO dans les années trente, au côté de Léon Blum, et ministre de l’Économie du Front populaire. Bien qu’il ait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, il a gardé toute son aura dans cette haute Corrèze très profondément marquée par la Résistance. Il se déclare publiquement en ma faveur, justifiant son choix en ces termes : « J’ai reçu un grand jeune homme aux manières simples, aisées, directes et dont la politesse soulignait sans affectation le respect qu’on a de soi et des autres… Je le faisais parler, il m’exposa ce qu’il était, ce qu’il voulait, ce qu’il ferait avec tant de netteté dans les idées… Aussi décidai-je sur-le-champ de faire ce qui serait en mon pouvoir pour le mettre au service de la Corrèze et de la France. »
Charles Spinasse me racontera l’une de ses premières campagnes électorales en Corrèze. Dans l’école d’un petit village reculé, il entame sa réunion publique. Il y a là soixante ou quatre-vingts personnes. Brutalement la porte du fond s’ouvre et un grand paysan entre, un sac lourd à la main. Spinasse l’observe. En ce genre de réunion, il faut avoir l’œil sur chacun. L’homme avance. L’assistance s’écarte pour le laisser passer, alors que, d’ordinaire, les rangs se resserrent devant un nouvel arrivant. Et le silence se fait. L’orateur, lui-même, se tait. Le grand paysan est devant lui. Il plonge la main dans le sac. On entend un hurlement épouvantable. Et l’homme, exposant à la salle entière, tenu par les oreilles, un petit cochon grognant, d’apostropher Charles Spinasse : « Pour celui-là, je te demande ce que tu as fait ! » Les cours du porc venaient de s’effondrer, entraînant la colère des éleveurs… Je compris, en écoutant le récit de Charles Spinasse, que, dans une réunion publique, il faut se tenir toujours prêt à répliquer à toutes sortes de provocations. Ce qui demande autant de patience et de sang-froid que de sens de la repartie.