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Ce matin de mars 1967, à onze heures, au lendemain de mon élection en Corrèze, lorsque je pénètre dans le bureau du général de Gaulle, c’est bien le chef de l’État que je rencontre pour la première fois en tête à tête.

Depuis cinq ans, au cabinet de Georges Pompidou, mes activités m’ont permis d’être mêlé, jour après jour, aux événements politiques. En quelque sorte, j’apercevais le général de Gaulle à chaque occasion importante. Est-ce la raison pour laquelle je ne me suis pas senti particulièrement intimidé, ou même impressionné, en me trouvant seul face à lui ? Certes, toute forme de familiarité paraissait impensable avec cet homme dont on ne pouvait ignorer la place immense qu’il occupait déjà dans l’Histoire. Le respect, l’admiration s’imposaient de façon naturelle à l’égard d’un personnage aussi monumental, qui semblait incarner la France depuis toujours. Mais ce qui me frappe surtout chez lui, ce jour-là, c’est son extrême courtoisie, son air bienveillant, son côté étonnamment accessible. Je me suis dit que seuls les grands hommes parviennent à ce degré de simplicité.

Le Général s’est manifestement bien renseigné à mon sujet — une fiche posée sur son bureau en témoigne — et il semble ne rien ignorer du parcours professionnel qui a été le mien jusque-là, de mes origines, de ma famille, de mes études. C’est au jeune député de Corrèze qu’il s’intéresse avant tout, dont il a suivi l’élection avec la même attention qu’il prête aux résultats de chaque circonscription, à leur évolution d’un scrutin à l’autre. La haute idée que le Général se fait de la France, la vision universelle qu’il a de son destin et de sa place dans le monde, s’enracinent en quelque sorte dans une connaissance intime, minutieuse de ses particularités locales, de ses us et coutumes tant politiques que géographiques et même culinaires. Au cours de la demi-heure d’entretien qu’il m’accorde, il n’est question que de la situation politique et économique en Corrèze, sur laquelle il m’interroge en détail, point par point, curieux de tout, comme si l’avenir du pays était étroitement lié à ce qui se passe dans chacun de ces départements de France qu’il a pris soin de visiter, commune après commune, depuis son retour au pouvoir.

Un soir d’avril 1967, je croise Georges Pompidou dans l’escalier de Matignon. Il revient de l’Élysée où il est allé proposer au Général les membres de son nouveau gouvernement. Il me prend par le bras : « Jacques, vous ne direz rien, mais je vous ai réservé un strapontin. » Après avoir ménagé un petit silence, il me regarde et ses yeux sourient. Lâchant mon bras, il ajoute : « Souvenez-vous toujours de ne jamais vous prendre pour un ministre. »

C’est ainsi que je suis devenu secrétaire d’État à l’Emploi. Lorsque mon beau-père apprend la nouvelle, il dit à sa fille : « Vraiment, Bernadette, votre mari ne sait pas ce qu’il veut… Il vient à peine d’être élu député et voilà qu’il démissionne pour faire autre chose… »

De fait, je n’ai eu le temps de mettre les pieds qu’à peine deux fois à l’Assemblée nationale en tant que parlementaire. Tout est allé plus vite que je ne pouvais l’imaginer.

6

DANS LES TURBULENCES DE MAI

Qui peut vraiment affirmer qu’il a pressenti la crise de mai 1968 ? Il est toujours tentant de réécrire l’Histoire après coup. La vérité est que nous avons tous été pris par surprise. Personne, et pas même le Général, n’a vu venir l’ampleur du mouvement contestataire qui s’est emparé d’une jeunesse plus préoccupée de libération des mœurs que de véritable révolution politique.

Je me souviens de la visite que me rendit François Ceyrac peu avant le début de l’insurrection. Alors responsable de la commission sociale au CNPF, dont il deviendra le président, François Ceyrac était corrézien, et nous étions proches. Son père, Paul Ceyrac, notaire à Meyssac, avait établi le contrat de mariage de mes parents. Il vient m’annoncer que, souffrant d’un problème à une jambe, il a pris la décision de se faire opérer : « Ça prendra trois ou quatre jours, me dit-il. Autant le faire maintenant puisqu’il ne peut rien se passer avant la rentrée de septembre… — Tu as raison, lui répondis-je. Il ne peut rien se passer ! » Tel était notre état d’esprit à la veille de mai 1968.

Un certain malaise social n’en est pas moins perceptible, lié surtout à la question du chômage qui commence à se poser de manière inquiétante. C’est à l’initiative de Georges Pompidou que vient d’être créé un secrétariat d’État à l’Emploi. Il est un des seuls, alors, à en mesurer toute l’importance. « Sachez, me déclare-t-il en m’en confiant la responsabilité, que l’emploi deviendra un problème majeur dans notre pays. Parce que les Français n’accepteront jamais qu’on franchisse la barre des 300000 chômeurs… » Il s’agit, à défaut de parvenir à conjurer le mal, de se préparer du moins à l’affronter. Ma mission consiste à organiser la prise en charge des chômeurs, en les aidant d’une part à retrouver du travail, et de l’autre en leur assurant une protection.

Officiellement, le secrétariat d’État est rattaché au ministère des Affaires sociales. Mais je dépends moins, en réalité, de mon ministre de tutelle, Jean-Marcel Jeanneney, que de Georges Pompidou directement. Installés, non au 127, rue de Grenelle comme le voulait l’usage, mais dans un hôtel particulier de la rue de Tilsit, à proximité des Champs-Élysées, mon équipe et moi-même n’entretenons de contact permanent qu’avec Matignon.

Je fais appel, pour diriger mon cabinet, à mon ancien camarade de Sciences-Po, Gérard Belorgey, auquel s’ajoutent Olivier Stirn, Claude Erignac et Jean-Paul Parayre, futur directeur général de Peugeot, tous chargés à mes côtés de mettre en place ce qu’on appellera plus tard le « traitement social du chômage ». Une action d’une ampleur sans équivalent à cette date, conçue, organisée en liaison constante avec les principaux responsables syndicaux, André Bergeron pour FO, et Henri Krasucki, le numéro trois de la CGT, dont je fais la connaissance à ce moment-là. Et tout ceci au prix d’une partie de bras-de-fer incessante avec le ministère des Finances qui ne voulait pas entendre parler, comme toujours, de dépenses supplémentaires…

C’est dans ces conditions que furent négociées et mises en place les premières mesures sociales en faveur de l’indemnisation des chômeurs. La garantie de ressources pour l’ensemble des travailleurs sans emploi est instituée, ainsi que la généralisation du régime des aides complémentaires. J’obtiens de l’UNEDIC le relèvement du taux des allocations de 35 à 40 % du salaire de référence au cours des trois premiers mois de chômage. L’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) voit le jour, tandis qu’est fixé un taux minimum pour l’indemnité de licenciement.

Ces réformes permettront de doter notre pays d’un des meilleurs systèmes de protection sociale au monde, l’un des plus justes et des plus nécessaires — fût-il depuis lors critiqué, épisodiquement, par les tenants d’un libéralisme sans limites ni contrôle, dont les ravages et les abus se font aujourd’hui si dramatiquement sentir… C’est le mérite de Georges Pompidou d’avoir pris conscience, très tôt, du plan d’action qui s’imposait et d’en avoir posé les jalons essentiels, sous l’autorité du général de Gaulle.

La grande leçon que je retiens du Général présidant les premiers Conseils des ministres auxquels il m’est donné d’assister — un secrétaire d’État y est alors convié et autorisé à prendre la parole —, c’est le souci, l’exigence, l’intransigeance même qu’il met à décider la politique gouvernementale en fonction, non de questions catégorielles ou partisanes, mais de ce qu’il estime être l’intérêt supérieur de la France. On le sent à cet égard intraitable, ce qui confère à la fonction présidentielle, telle qu’il l’incarne, une dignité et une hauteur exceptionnelles.