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Je suis naturellement triste de l’éloignement forcé de Georges Pompidou dont le limogeage — quel autre mot employer ? — me paraît, comme à tous ses amis, résulter de beaucoup d’ingratitude. Mais je me souviens très bien d’avoir dit à Pierre Juillet à ce moment-là : « Ce qui pouvait lui arriver de mieux, c’est d’être obligé de partir. Il lui sera ainsi plus facile de se préparer à la succession. » Ce à quoi Pierre Juillet m’avait répondu : « Vous avez probablement raison. » La suite des événements ne m’a pas démenti.

Je ressentis d’autant plus mal l’éviction de Georges Pompidou que celle-ci coïncida pour moi avec un événement personnel douloureux : la disparition de mon père, foudroyé par une crise cardiaque le 30 juin 1968, au soir du second tour des élections législatives.

Mes parents étaient rentrés tard ce soir-là à Sainte-Féréole après être allés dîner chez des amis. Le lendemain, étonnée de ne pas voir mon père se lever tôt comme il en avait l’habitude, ma mère l’avait découvert mort sur son lit, revêtu de ses habits de la veille.

Bernadette et moi étions encore en train de dormir à notre domicile parisien, après avoir passé une partie de la nuit à fêter les résultats électoraux en compagnie de Georges et Claude Pompidou, quand ma mère essaya en vain de nous joindre au téléphone pour nous prévenir. Ce sont finalement les parents de Bernadette qui, alertés par elle, vinrent nous apprendre la nouvelle.

Je partis aussitôt en voiture pour la Corrèze, où Bernadette me rejoignit peu après par le train, avec Laurence et Claude. Ma mère m’attendait dans notre maison de Sainte-Féréole, d’autant plus éprouvée que rien ne lui avait laissé présager une issue aussi précipitée. Mon père était mort soudainement à soixante-dix ans, en pleine santé, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser, du fond de mon chagrin, qu’il n’y avait peut-être pas de fin plus enviable.

Il fut inhumé au cimetière du village, dans notre caveau de famille où ma mère et lui reposent aujourd’hui côte à côte.

7

LA SUCCESSION DU GÉNÉRAL

Je n’ai jamais douté que Georges Pompidou fût le successeur naturel du général de Gaulle. À mes yeux, sa légitimité se fondait sur la relation de confiance établie de longue date avec le chef de l’État. Quelles qu’aient été leurs divergences d’appréciations à propos de Mai 68, et les blessures, les malentendus qui en ont résulté, il n’en demeurait pas moins que le Général et Georges Pompidou s’étaient entendus pendant six ans sur les choix essentiels, les principes et les orientations ayant apporté au pays des institutions solides et stables, renforcé l’autorité de l’État, restitué à la France sa place et son rang dans le monde.

Lorsqu’on l’interrogeait sur sa conception du gaullisme, Georges Pompidou répondait invariablement : c’est « un comportement face à l’adversité ». Telle était pour lui la véritable différence entre gaullistes et centristes. Le gaulliste, par tempérament et par conviction, refuse de s’accommoder de l’échec, du malheur, de la fatalité. Il est animé par une conscience historique de l’événement. Il est l’homme d’une exigence et d’une fidélité.

Dans le même temps, Georges Pompidou se faisait du gaullisme une idée qui n’avait rien de dogmatique, au risque de heurter les tenants les plus irréductibles de l’orthodoxie gaullienne. Il voyait dans l’action du Général un modèle de pragmatisme éclairé bien plus qu’une doctrine pour l’avenir, passant du même coup pour un gestionnaire prudent de l’héritage de l’homme du 18 Juin. On le disait conservateur, mais ce qui me frappait chez lui, tout au contraire, c’était son sens et son goût de la modernité. On ne peut être totalement conservateur quand on est intime avec tout ce qui compte dans le domaine de la création contemporaine.

Resté à sa demande membre du gouvernement, je continue d’entretenir avec Georges Pompidou, depuis son départ de Matignon, les relations les plus étroites. Je le retrouve chaque fin d’après-midi à son QG du boulevard de la Tour-Maubourg, en compagnie de ses plus proches conseillers : Pierre Juillet, Édouard Balladur, Michel Jobert et Marie-France Garaud. Dans cette période de disgrâce, où beaucoup ont pris leurs distances vis-à-vis de l’ancien Premier ministre, je ne fais pas mystère de ma fidélité à son égard, ni de mon souci de le tenir informé de tout ce qui relève de mes attributions.

La situation de l’économie française, au lendemain de Mai 68, est alarmante. Les accords de Grenelle, dont j’ai été l’un des principaux négociateurs, pèsent lourd sur le budget national dont j’ai désormais la charge. Les réserves du pays sont exsangues, le commerce extérieur est en mauvaise posture et le franc sur le point de s’écrouler. Il ne suffit plus, dans ces conditions, de colmater les brèches et de limiter la dépense — rôle traditionnel d’un secrétaire d’État au Budget — pour faire face au déficit inquiétant de nos finances publiques. Des mesures plus radicales me paraissent s’imposer…

Un accroissement de la pression fiscale semble, à première vue, inévitable. Lorsqu’il me reçoit pour que je lui raconte « le budget de la France », selon sa formule, le général de Gaulle exclut toute décision de cet ordre. M’interrogeant sur le niveau actuel de la pression fiscale — 34,7 % du produit intérieur brut — il me demande de le ramener à 33 %, soit une réduction importante de la fiscalité. Pour parvenir à un budget équilibré, il n’y a donc pas d’autres solutions que de restreindre les dépenses, celles-ci ayant augmenté, dans l’intervalle, deux fois plus vite que les recettes. Je soulève un tollé dans la majorité en tentant de faire voter un projet d’augmentation des droits de succession — projet initié par le Premier ministre, Maurice Couve de Murville, mais que je serai seul, en définitive, à défendre. Ces droits étant alors relativement modestes, je n’ai pas jugé choquant que l’État puisse en prendre une part plus équitable. Non seulement le projet est repoussé, mais certains députés gaullistes me tiendront longtemps rigueur de ce qu’ils ont considéré comme une provocation, susceptible de leur aliéner le vote des petits épargnants.

En novembre 1968, je me trouve de nouveau isolé en prenant ouvertement parti pour une dévaluation du franc, seul moyen à mes yeux de redonner de la compétitivité à nos entreprises et de relancer la croissance. La dévaluation est un remède qu’il faut utiliser avec parcimonie, mais qui peut, à un moment donné, se justifier. Bien qu’il en reconnaisse toute la nécessité sur le plan économique et financier, le général de Gaulle renâcle devant une mesure qui lui apparaît, moralement et politiquement, comme une atteinte à notre prestige national. La plupart de ses ministres y seront finalement hostiles, à l’exception d’Albin Chalandon et de moi-même, trop minoritaires pour obtenir gain de cause lorsque le chef de l’État nous consulte un à un en Conseil des ministres.

Le tour de table commence par le ministre des Finances, François-Xavier Ortoli, qui se borne à donner un avis purement technique. Puis les ministres qui suivent, sentant que le Général ne souhaite pas dévaluer, se dégonflent les uns après les autres, y compris ceux qui y paraissaient les plus favorables. Edgar Faure se lance dans un réquisitoire enflammé contre la dévaluation, alors qu’il plaidait en sens inverse quelques heures plus tôt. Même revirement chez la plupart de mes collègues. Arrive mon tour. J’exprime fermement ma conviction qu’une dévaluation s’impose. « Voilà une opinion divergente », constate le Général sans en paraître contrarié. Albin Chalandon embraye dans le même sens. « Deuxième opinion divergente », observe encore le Général, avec ce flegme amusé qu’il affectionne. C’est alors que je glisse un mot à Ortoli : « J’espère que tu vas défendre ton point de vue. » Après avoir pris connaissance du message, Ortoli me le renvoie, flanqué d’un « non » écrit dans la marge…