C’est au musée Guimet que j’ai rencontré et appris à aimer l’Asie, découvert le génie de civilisations majestueuses, mesuré leur grandeur et, par contraste, le carcan, ethnographique ou exotique, dans lequel l’Occident les avait trop souvent enfermées. Admirant, sur les linteaux et frontons des temples khmers, l’affrontement des dieux gracieux et des titans. Interrogeant le sourire énigmatique des somptueux bodhisattvas. Fixant leurs figures harmonieuses et calmes, écoutant leur message silencieux de détachement et de sérénité. Comme beaucoup de visiteurs, à travers les années, j’y ai médité sur l’Éveil du prince Siddhârtha, et suivi en imagination le long chemin de Sa pensée, par la route de la Soie. Devant les bouddhas à visage d’Aphrodite ou de Ganymède exhumés de Hadda, j’ai rêvé à la prodigieuse rencontre des soldats perdus d’Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de l’Inde.
Vers ma seizième année, en même temps que je songe à me convertir à l’hindouisme, je me mets en tête d’apprendre le sanskrit, une des plus vieilles langues du monde. On m’indique alors l’adresse d’un professeur, du nom de Vladimir Belanovitch, et je m’empresse d’aller lui rendre visite dans la petite chambre qu’il occupe, au fond d’une cour du XIVe arrondissement.
C’est un « Russe blanc » d’une soixantaine d’années, qui a réussi à préserver une grande élégance en dépit de conditions d’existence assez misérables. Ancien diplomate contraint à l’exil par la Révolution, il a dû, comme beaucoup de ses compatriotes arrivés en France, faire tous les métiers pour survivre. D’abord ouvrier chez Renault, puis chauffeur de taxi, il fabrique des « écorchés » en carton-pâte pour les écoles. Il donne également des cours de langues lorsque je fais sa connaissance. « Monsieur Belanovitch » en parle plusieurs, dont le latin, le grec et le sanskrit, qu’il va tenter de m’enseigner.
Au bout de quelques semaines, il me conseille de renoncer. « Écoute, me dit-il, premièrement tu n’es pas doué et deuxièmement le sanskrit, ça ne sert à rien. Si tu veux apprendre une langue, il vaut mieux que tu apprennes le russe. » J’ai accepté et à partir de là nous nous sommes liés d’amitié. Je l’ai présenté à mes parents qui l’ont pris à leur tour en affection, lui proposant même de l’héberger. Il nous accompagne parfois pour les vacances en Corrèze, où ce Russe, parlant russe, fait sensation à Sainte-Féréole.
« Monsieur Belanovitch » m’a non seulement révélé cette langue que je parle presque couramment à dix-sept ans, mais aussi l’histoire de son pays, de son peuple, de sa littérature. Il m’oblige à lire tout Tolstoï, me fait découvrir Pouchkine et Dostoïevski. C’est lui qui m’incitera, à vingt ans, à traduire Eugène Oneguine, traduction que j’adresserai en vain à une dizaine d’éditeurs et que je conserve aujourd’hui dans mon bureau.
Sans être un maître ni un père, comme on l’a écrit, Vladimir Belanovitch a été pour moi un incomparable initiateur à l’âme russe, qui est une de celles, dans le monde, à laquelle je suis resté le plus profondément attaché.
Lorsque je quitte le lycée Carnot, à dix-huit ans, mon baccalauréat en poche, avec une mention « assez bien » décrochée à la surprise générale, je n’ai qu’un désir : devenir capitaine au long cours. Voyager, sillonner toutes les mers du globe, je n’aspire qu’à cela depuis que j’ai commencé à explorer d’autres univers. Mon père, qui nourrit pour moi des ambitions plus sérieuses, m’inscrit d’autorité en mathématiques supérieures au lycée Louis-le-Grand afin que j’y prépare Polytechnique. Résolu malgré tout à tenter la seule expérience qui m’intéresse, je décide, au début de l’été 1950, d’aller m’engager secrètement comme pilotin sur un bateau de la marine marchande. N’écoutant que mon besoin d’évasion, je prends le risque, sans le vouloir expressément, de défier l’autorité paternelle. Peut-être parce que je me sens assuré, quoi qu’il advienne, de la haute protection de ma mère…
Prétendant être invité à passer une dizaine de jours de vacances chez des amis, en Normandie, je vais faire le nécessaire, à Rouen, pour être inscrit maritime et trouver de l’embauche. J’en trouve à Dunkerque, sur un cargo charbonnier de cinq mille tonnes, le Capitaine Saint-Martin, appartenant à l’Union Industrielle et Maritime. En partance pour Alger où il transporte du charbon, le cargo doit se rendre ensuite à Melilla, au Maroc espagnol, pour y charger du minerai de fer qu’il ramènera à son point de départ.
Avant de monter à bord, pour avoir l’air d’un authentique marin, je prends soin de m’acheter une pipe et un paquet de tabac noir — du « gros cul », comme on disait à l’époque. Et me voilà embarqué…
Le capitaine du bateau est un vieux bourlingueur. À l’heure des accostages, il monte sur la dunette, sans doute un peu imbibé, embouche son haut-parleur et hurle : « Hop ! là ! Oh ! là ! Ça va y aller ! » Et de fait, « ça y allait », on encadrait le quai à tous les coups. J’apprendrai, plus tard, qu’en remontant la Seine à côté du Havre il avait renversé une péniche et que l’Union Industrielle et Maritime avait dû se priver de ses services.
Dès le golfe de Gascogne, le mal de mer m’a pris. Il faut dire que, pour faire davantage loup de mer, je n’avais cessé de fumer la pipe durant la traversée, ce qui a fini naturellement par me donner la nausée. Le « bosco » me surveille du coin de l’œil. Il a franchi le cap Horn au temps de la marine à voiles et raconte des choses étonnantes à ce sujet. Quand il me voit en perdition, penché sur le bastingage, il m’entraîne dans sa cabine :
— Viens. Tu vas voir…
Ce n’est pas le luxe, à bord. On pratique les trois-huit. Nous n’avons qu’une couchette pour trois qu’on occupe à tour de rôle. Le « bosco » farfouille dans son coin, sort quatre boîtes de sardines à l’huile et me les fait avaler. Au début, j’ai cru que j’allais mourir, mais il insiste :
— Encore… Encore…
De fait, ce « remède » se révèle radical et je ne serai plus malade jusqu’à la fin de la traversée. En mer, je forme des projets. Résolu à arrêter mes études, je présenterai à mon retour le concours de capitaine au long cours et, pour finir, je serai capitaine de navire marchand, naviguant sur tous les océans du monde. Je n’ai qu’une envie : quitter Paris et partir le plus loin possible. Si j’avais trouvé, à Dunkerque ou ailleurs, un bateau en partance pour les Indes, j’aurais sauté dedans sans hésiter.
Avant même le débarquement à Alger, les marins s’étaient passé le mot. J’ai eu droit au grand jeu. Le « bosco » me demande si je suis puceau. Je lui réponds que oui. « Alors, on va arranger ça, tu vas voir ! » me dit-il. C’était très gentil de sa part, il fallait bien le faire ! Et il m’a emmené dans les fameux quartiers de la Casbah où nous avons passé la nuit entière. Quand, au matin, je suis redescendu vers le port, dans l’odeur de crésyl sur les trottoirs, d’anisette et de produits coloniaux, je n’étais plus le même homme.