Je n’aurai l’occasion de rencontrer Geoffroy de Courcel que quelques années plus tard, à l’automne 1955, peu après mon admission à l’ENA, pour lui demander un service, qu’il refusera d’ailleurs fermement de me rendre. Geoffroy de Courcel occupe, à ce moment-là, les fonctions de secrétaire général de la Défense nationale. Ayant terminé ma période d’instruction militaire à Saumur, je viens d’être écarté du classement des EOR, les élèves officiers de réserve, pour cause de… communisme. J’ai beau assurer — ce qui est vrai — n’avoir jamais appartenu à ce parti, rien n’y fait. Seule une intervention au plus haut niveau de la hiérarchie peut permettre d’en finir avec cette mention suspecte qui m’a déjà valu beaucoup de difficultés pour obtenir un visa à l’ambassade des États-Unis. « Jeune homme, je ne peux rien faire pour vous. Je ne m’occupe pas de ces choses-là ! » me répondra sèchement Geoffroy de Courcel. Sans doute craignait-il de se trouver impliqué dans une affaire susceptible d’entacher sa propre réputation et celle de sa famille.
C’est une démarche personnelle effectuée, à ma demande, par mon professeur de Sciences-Po, Jean Chardonnet, auprès du général Kœnig, ministre de la Défense nationale, qui permettra de régler le problème. Kœnig me recevra quelques minutes pour me déclarer, en me tutoyant d’emblée selon son habitude : « Il n’y a rien dans ton dossier, sauf cette histoire d’appel de Stockholm. Encore une connerie des RG. J’ai supprimé ta fiche… Tu vas retrouver ton rang. »
L’arrivée en son sein d’un présumé militant communiste avait de quoi, j’en conviens, effaroucher ma future belle-famille. D’autant que j’ai bel et bien signé, à dix-huit ans, l’appel de Stockholm, lancé par le Mouvement mondial des partisans de la paix en 1950 pour réclamer « l’interdiction absolue de l’arme atomique », et même vendu L’Humanité-Dimanche devant l’église Saint-Sulpice, durant quelques semaines…
Cet engagement momentané n’a rien pour moi d’idéologique, tant je me sens déjà étranger à toute conviction de cet ordre. Je ne me reconnais alors qu’un seul idéal : celui de la non-violence incarné par le Mahatma Gandhi. J’ai été bouleversé par son assassinat, lorsque je l’ai appris en écoutant la radio dans ma chambre le 31 janvier 1948. Sa disparition fut un des grands chocs de mon adolescence. Idole de ma jeunesse, le Mahatma Gandhi est un de ceux dont l’enseignement a le plus contribué à forger ma sensibilité politique. Un jour, je découvrirai dans un de ses livres, Young India, publié en 1925, ce qu’il considérait comme les « Sept péchés sociaux ». J’en recopierai aussitôt la liste, déterminé à ne jamais les oublier dans la conduite de ma propre vie :
La politique sans principes.
La richesse sans travail.
Le plaisir sans conscience.
La connaissance sans caractère.
Le commerce sans moralité.
La science sans humanité.
L’adoration divine sans sacrifices.
Ce qui m’a entraîné brièvement vers les communistes, c’est avant tout les idéaux pacifistes dont ils se réclamaient. Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, horrifiés par la tragédie d’Hiroshima, j’étais hostile à toute nouvelle utilisation de l’arme nucléaire. Je n’ignorais pas que ceux qui m’avaient incité à signer l’appel de Stockholm appartenaient au parti communiste — ce qui, de prime abord, ne me gênait en rien. Ils m’invitèrent peu après à assister à une de leurs réunions de cellule : « Si tu veux adhérer au PC, me dirent-ils, il faut commencer par vendre L’Humanité… » Ce que j’ai donc fait, vaillammant, pendant quelques dimanches… Le temps de me rendre compte à quel point j’étais manipulé par la propagande stalinienne. Épouvanté par le sectarisme de mes camarades, j’ai eu vite fait de m’éloigner d’eux.
C’est à cette époque que j’ai été fiché par la police. Un jour où je faisais signer dans la rue l’appel de Stockholm, un policier m’a amené de force au commissariat du VIe arrondissement, où l’on a consigné mon nom sur un registre, avant d’alerter mes parents en leur recommandant de me surveiller pour m’empêcher de faire des choses que la morale réprouve…
À Sciences-Po, je me lie d’amitié, dès la première année, avec un étudiant de gauche, du nom de Michel Rocard, dont j’apprécie l’intelligence étincelante, la sensibilité et la vivacité d’esprit. Il parle vite, roule en Solex, fume autant que moi. Toujours fébrile, pressé, impatient, traînant une sacoche bourrée de livres et de dossiers, Michel Rocard est un des animateurs, rue Saint-Guillaume, du groupe des Étudiants socialistes. Avec un autre de mes amis, Gérard Belorgey, il a fondé les Cercles d’études politiques et sociales. Je me sens tellement en phase avec ses convictions anticolonialistes et tiers-mondistes que je le juge parfois trop modéré.
Un jour, Michel Rocard m’explique qu’il est temps pour moi d’adhérer à la SFIO. Je lui réponds, après avoir accepté de l’accompagner à une réunion de section, que son parti me paraît encore trop conservateur, si ce n’est réactionnaire, et qu’il manque de dynamisme. En bref, la SFIO, pour moi, n’est pas assez à gauche… Sur ce point, Michel Rocard et moi sommes plutôt d’accord : nous portons de concert un jugement peu flatteur sur le parti socialiste de l’époque. Un parti aussi gangréné et discrédité que cette IVe République dont je tiens Guy Mollet pour un des principaux responsables. Devenu maître de conférences à Sciences-Po, au tout début des années soixante, je demanderai à mes élèves de commenter une formule de mon cru, selon laquelle « le molletisme est un mouvement alternatif du mollet droit et du mollet gauche qui permet d’affirmer que le socialisme est en marche »… Cette initiative ne fut pas jugée de bon goût, rue Saint-Guillaume.
Comment faire la part, chez moi, entre provocation, esprit de contradiction et convictions réelles, dans ces tentations politiques de ma vingtième année ? Comme beaucoup de mes camarades, c’est le rejet d’une certaine droite conformiste et rétrograde, et plus encore de l’extrême droite, qui me rapproche instinctivement de la gauche. Mais je ne rejoindrai pour autant ni le parti communiste, ni même les cercles socialistes qu’anime Michel Rocard. Quant au gaullisme, il se confond pour moi avec le RPF que je juge lui-même trop conservateur et auquel je n’ai pas davantage adhéré, contrairement à ce qu’on a écrit depuis lors à ce sujet.
Pour d’autres raisons, que je m’explique aujourd’hui moins facilement, je n’ai pas été non plus mendésiste. Est-ce par défiance à l’égard de ce que je percevais comme une sorte de mode intellectuelle ? Je me suis toujours méfié des modes, quelles qu’elles soient. Pierre Mendès France était à l’évidence un personnage d’exception, dont le caractère, l’intransigeance, le goût de l’austérité et de la solitude, ne pouvaient qu’inspirer le respect. Mais je n’étais sensible ni à son style, ni à son langage, et son action, bien que décisive en matière coloniale, ne suffisait pas à me convaincre au point de lui apporter mon soutien. Si j’avais eu l’occasion de mieux connaître Pierre Mendès France, que j’ai dû seulement croiser une ou deux fois par la suite, probablement l’aurais-je apprécié de façon plus positive…