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En réalité, mon intérêt pour la politique demeure encore très relatif à cette date. D’autres expériences m’attirent bien davantage, à commencer par celles, restées inassouvies, de l’aventure et de la découverte du monde. À la fin de ma première année à Sciences-Po, je pars pour le cap Nord avec un de mes bons copains de l’époque, Bernard Neute. Durant le trajet, sa voiture, une S4C Salmson de vingt ans d’âge, menace à tout instant de tomber en panne. Une nuit, alors que nous venons de traverser un fjord, au nord de la Suède, et nous trouvons à quelque soixante kilomètres de la première ville, nos phares cessent brusquement de fonctionner. Impossible de nous repérer dans l’obscurité. Un Suédois, surgi d’on ne sait où, propose de nous guider. « Je roulerai pleins phares et vous me suivrez », nous dit-il. Mais il avance si vite sur les routes de montagne que nous avons le plus grand mal à lui coller au train… Je garde malgré tout un souvenir grisant de cette première randonnée dans les pays scandinaves, où je me rendrai de nouveau deux ans plus tard, accompagné cette fois de Michel François-Poncet.

À l’aller, nous nous arrêterons, pour faire le plein de provisions, à Bonn, chez son oncle, l’ambassadeur André François-Poncet. Ce dernier, qui était déjà en poste à Berlin avant guerre, durant la période hitlérienne, avait réussi, lors de la désignation des hauts-commissaires alliés en Allemagne, à prendre possession de la plus belle résidence de toute la région, celle du Schloss Ernich, doublant son homologue américain qui, placé devant le fait accompli, avait dû s’installer ailleurs. À notre arrivée, son épouse, qui ne parle de lui qu’en disant « l’ambassadeur pense que…, l’ambassadeur a décidé que… », nous prévient : « Vous ne verrez pas l’ambassadeur aujourd’hui, parce qu’il est de très mauvaise humeur. » Nous cherchons à savoir ce qui s’est passé. Sa femme nous raconte qu’ayant écrit à Françoise Sagan, qui venait de publier Bonjour tristesse, pour lui donner quelques conseils sur le thème « Jeune femme, j’ai lu votre ouvrage, il a des qualités, mais venez me voir, j’ai des suggestions à vous faire pour vos prochains ouvrages », l’ambassadeur avait reçu de la romancière une réplique plutôt sèche et désagréable, lui demandant, en bref, de se mêler de ce qui le regardait. La lettre était arrivée le matin même et, depuis lors, le diplomate, qui se faisait une idée aussi élevée de sa personne que de sa fonction, ne décolérait pas. Retranché dans son bureau, il refusait de recevoir quiconque.

Le voyage le plus marquant sera celui que j’ai accompli aux États-Unis durant l’été 1953. Le mythe américain est plus que jamais en vogue. C’est l’époque où je découvre la musique de Sidney Bechet, les romans d’Hemingway et les premiers films de Marlon Brando. Mais rares sont les jeunes gens de Sciences-Po à s’être encore rendus outre-Atlantique, plus familiers de l’Espagne ou de l’Italie. Avec deux autres camarades, Philippe Dondoux et Françoise Ferré, nous parvenons à nous faire inscrire à la session estivale de la Harvard Business School, l’école de gestion la plus prestigieuse des États-Unis. Grâce aux relations de Philippe Dondoux, nous obtenons d’un homme politique alors influent, M. de Felice, une bourse qui nous permet de payer au moins nos frais de voyage et d’inscription. Pour le reste, nous aviserons sur place…

Nous embarquons sur un vieux bateau de la Greek Line. Nos cabines, en dernière classe, sont situées juste au-dessus de la salle des machines. Nos conditions de voyage sont épouvantables. Mais nous avons vingt et un ans et ne doutons de rien.

Dès notre arrivée à Boston, nous devons nous mettre en quête de moyens de subsistance. La chance veut que nous rencontrions une vieille dame très gentille, la directrice du Radcliff College, l’équivalent féminin de Harvard. Elle part en vacances et nous propose de nous prêter sa villa. Reste à dénicher un travail pour se nourrir. Là aussi, des solutions s’offrent assez vite. Françoise trouve un emploi de serveuse dans un restaurant français. Philippe et moi faisons la plonge dans un Howard Johnson sur le Harvard Square, juste devant l’université. L’Amérique est à nous !

Le travail débute à six heures du soir pour se terminer à deux heures du matin et nos cours reprennent à huit et se poursuivent jusqu’à seize heures. Le plus pénible est la chaleur. Nous sommes en plein mois d’août. Dans le sous-sol du restaurant règne une température étouffante. On y transpire comme dans un hammam. Mais je ne rechigne pas à la tâche, tandis que Philippe Dondoux s’adapte assez mal à ce mode de vie. Si bien qu’au bout de trois jours, remarqué par la direction pour mon « bon esprit », je suis promu garçon-serveur derrière le comptoir. Un grand moment dans l’histoire de mon ascension sociale ! Je l’ai ressenti physiquement, comme si je passais de l’enfer au paradis. En bas, je vivais et trimais dans la sueur. En haut, j’arbore une blouse immaculée et évolue gaiement dans l’air climatisé. Trois jours à peine pour accéder à la classe supérieure, tandis que d’autres poursuivaient, sous mes pieds, un labeur de forçat !

La grande spécialité de ce restaurant où l’on ne sert pas d’alcool, ce sont les ice-creams aux vingt-huit saveurs, et un nombre limité de plats tels que burgers, cheeseburgers, turkey sandwiches, banana split… J’excelle vite à les préparer et, du même coup, à me faire des clients fidèles, autant dire de bons pourboires. On se presse au comptoir pour voir le petit Français — certains n’ont même jamais vu un Européen —, et je vis là dans une atmosphère de sympathie et de spontanéité que je n’ai jamais connue jusque-là et rarement retrouvée depuis lors. Professeurs et élèves de Harvard me sont devenus familiers. Je fais passer une petite annonce pour donner des leçons particulières de latin, et c’est ainsi que j’entre en relation avec une jeune fille ravissante, Florence Herlihy, dont le père, catholique bon teint, est une personnalité connue de Caroline du Sud. Sa famille y possède une maison coloniale.

Le week-end, Florence Herlihy vient me chercher dans sa Cadillac blanche décapotable. Elle m’appelle tendrement Honey child. Nous allons nous promener dans la campagne autour de Boston et pique-niquer sur les bords de la Charles River. Nous envisageons très vite de nous fiancer, bien que je sois en partie déjà engagé auprès de Bernadette. Cette nouvelle, lorsque je la lui apprends, provoque la fureur de mon père. De son côté, ma mère est littéralement horrifiée à l’idée d’avoir une bru américaine qui « roule en décapotable ». Mes parents me prient de rompre cette relation sans délai. Mais je feindrai, pendant quelque temps, de ne pas avoir reçu leur lettre, bien décidé à ne pas en tenir compte.

À la fin de notre période de cours, tandis que Florence regagne la Caroline du Sud pour les vacances d’été en attendant de nous retrouver à Washington, Philippe Dondoux et moi, réunissant nos économies respectives, décidons de partir en voiture, à l’invitation d’un de nos copains américains, pour un périple qui nous conduira de San Francisco à La Nouvelle-Orléans. Mais la voiture est trop usagée pour nous permettre d’atteindre la côte Ouest. Si bien que nous sommes obligés, en cours de route, de poursuivre le voyage en auto-stop…