Arrivé à San Francisco, je découvre une petite annonce providentielle dans un journal local : la veuve d’un pétrolier texan cherche un chauffeur pour se rendre à Dallas. Je me porte aussitôt candidat et fais la connaissance d’une vieille dame affable et distinguée qui, une fois parvenue à Dallas, se propose de nous loger à ses frais dans un des grands hôtels de la ville. C’est alors que survient un incident assez rocambolesque.
Au moment de nous séparer, la vieille dame ayant décidé de rentrer seule à son domicile, j’ouvre le coffre de la voiture pour prendre nos valises et commence à sortir les siennes qui se trouvent au-dessus des nôtres. Sans que je le remarque, un groom emporte avec nos bagages une petite valise qui lui appartient. Elle non plus ne s’est aperçue de rien. En rentrant dans le hall de l’hôtel, je constate que nous avons une valise de trop. Je me précipite vers le concierge de l’hôtel en lui signalant que nous avons pris ce bagage par erreur : « Il faut le rendre à sa propriétaire et prévenir le commissariat de police. » Nous connaissions le nom de la vieille dame, mais pas son adresse. On cherche dans l’annuaire. On trouve sept personnes portant le même patronyme. On note leur domicile et appelle un taxi. Coup de chance, le chauffeur est un Breton installé à Dallas depuis dix ans. « Pas de problème, nous dit-il. On va faire le tour. Je ne vous ferai pas payer. » À la cinquième adresse, nous apercevons une villa somptueuse, dans la banlieue résidentielle de Dallas. Des voitures de police sont garées devant. Dès qu’on arrive, la vieille dame, qui se tient dans l’embrasure de la porte, nous montre du doigt : « C’est eux ! » Les policiers fondent sur nous. Nous protestons de notre innocence en montrant la valise. La vieille dame la prend et l’ouvre. Il y a dedans trois étages de diamants, de perles, d’émeraudes, de rubis. Une fortune. Quand les policiers ont pu vérifier que nous avions vraiment déclaré l’erreur de bagage à l’hôtel, tout a fini par s’arranger…
À La Nouvelle-Orléans, c’est une vie de rêve qui nous attend. Nous tombons instantanément amoureux de cette ville, où nous passons des nuits entières à écouter du jazz, Cab Calloway et tant d’autres, dans le quartier français. Nous remontons le Mississippi, visitons la région des bayous, traversons des forêts magnifiques aux arbres couverts de mousse blanche. Nous découvrons des villages, le long du fleuve, où les personnes âgées de plus de cinquante ans ne s’expriment encore que dans notre langue.
Au lendemain d’une soirée mémorable avec mes compagnons d’équipée et quelques amis de rencontre, je me réveille avec la conviction, la certitude même, que j’ai eu grand tort de vouloir me fiancer. Comme si je sortais tout à coup d’un vertige enivrant, je décide de ne pas donner suite à ma relation avec Florence. Lorsque je la revois, comme convenu à Washington en septembre, je lui fais part de mon intention de rompre. Elle m’avoue, de son côté, que son père s’oppose farouchement, comme le mien, à toute union entre nous. Nous sommes aussi émus l’un que l’autre en nous quittant, conscients que nous ne nous reverrons sans doute jamais.
Une quarantaine d’années plus tard, le lendemain de mon élection à la présidence de la République, un reporter de Paris Match retrouvera trace de ma « fiancée américaine ». J’apprendrai, en lisant l’interview de celle qui est devenue une grand-mère radieuse, que nous nous sommes mariés, l’un et l’autre, à quelques mois d’intervalle, moi en 1956 avec Bernadette de Courcel, elle l’année suivante avec un enseigne de vaisseau. Je n’ai jamais cherché à maintenir un contact avec Florence Herlihy après mon retour à Paris, ni même lorsque je suis revenu à La Nouvelle-Orléans, à l’automne 1954, chargé de réaliser un numéro spécial de la revue L’Import-Export français sur cette ville pour laquelle je m’étais pris de passion. Je gardais de mon idylle avec Florence un souvenir délicieux, indissociable de ce qu’avait été mon apprentissage du Nouveau Monde. Mais mon destin était ailleurs…
En octobre 1953, peu après être rentré en France, je décide de me fiancer avec Bernadette de Courcel. Malgré leurs réticences initiales, ses parents ont fini par donner leur consentement. Au sein de la famille Courcel, ma future belle-mère est devenue mon meilleur supporter. Nos rapports seront toujours faits d’estime, de franchise et d’affection réciproques. Mme de Courcel, que j’appelle « mère », m’a aidé à me familiariser avec un milieu auquel, en partie grâce à elle, je n’aurai pas trop de mal à m’assimiler. En fait, je m’adapte assez facilement aux milieux divers que je traverse. Mais je reste tout de même un phénomène à part dans la mesure où je fuis, dès ce moment-là, toute forme de mondanités, refusant les cocktails, les dîners en ville, où j’ai très vite observé que les gens, fussent-ils les plus intelligents et cultivés, ont rarement à dire quelque chose d’intéressant.
Après trois années passées sans encombre rue Saint-Guillaume, il ne fait plus guère de doute à mes yeux, même si je me laisse un peu porter par les événements, que ma vocation est de servir l’État. En juin 1954, sorti troisième de ma promotion à Sciences-Po, je décide aussitôt de me présenter au concours d’entrée à l’ENA. À l’époque, on mettait près de deux mois à corriger les copies. En attendant les résultats, je repars à La Nouvelle-Orléans, au début de l’automne 1954, pour la revue L’Import-Export français, et préparer une thèse de géographie économique sur la ville et son port.
Logé chez le capitaine Henley, ami de la famille de Bernadette, je sillonne La Nouvelle-Orléans en tous sens, rassemble des documents, interroge les principaux responsables économiques de la ville, me mêle aux dockers, écoute, regarde, prends des notes… Cette enquête me permet de mesurer les forces et les faiblesses, tant au niveau local que régional, du fameux géant américain. Je suis frappé, entre autres, par l’état de précarité des digues censées protéger la Nouvelle-Orléans des inondations et souligne, dans mon étude, un demi-siècle avant la catastrophe provoquée par l’ouragan Katrina, les risques de voir la ville engloutie sous les eaux.
En novembre, je me trouve encore aux États-Unis quand mon père me prévient, par télégramme, que je suis reçu à l’écrit à l’ENA. Il me demande de rentrer en France au plus vite pour passer l’oral d’entrée.
Le jury du grand oral se compose d’une dizaine de personnalités, hauts fonctionnaires, professeurs d’université, sous la présidence de Louis Joxe. Après avoir tiré un sujet d’exposé, les candidats vont s’isoler pendant une demi-heure pour se préparer à en parler durant dix minutes. Dix minutes et pas une de plus. C’est une question de discipline, une manière de tester l’aptitude de chacun de nous à se maîtriser.
Mon problème, ce jour-là, est que je suis grippé, et si mal fichu que j’ai peine à répondre aux questions qu’on me pose. Louis Joxe, qui était mélomane, commence à me parler de Bayreuth. Alors je lui explique : « Monsieur le président, je préfère vous dire tout de suite que je ne suis pas musicien. Interrogez-moi sur l’archéologie, la peinture, la sculpture, la poésie. Pas sur la musique. » Il m’a dit après : « Le jury a trouvé que c’était une bonne réponse. » La dernière question, c’est encore Louis Joxe qui me la pose : « On se réfère beaucoup à la philosophie de ce médecin de l’Antiquité, vous voyez qui je veux dire, monsieur Chirac. » J’ai de plus en plus de bourdonnements dans la tête et lui réponds sans réfléchir : « Oui, monsieur le président, vous voulez parler d’Hypocrite. » Lapsus qui plonge l’assistance dans une grande hilarité, mais ne m’empêche pas d’être admis du premier coup à l’ENA.