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Son corps se raidit. Il nageait dans des eaux douloureuses.

— Franz et moi, nous nous promenions en forêt. Nous nous amusions à... à je ne sais plus quoi.

Il s’en souvenait, en fait, mais ces puérilités l’excédaient désormais.

— Nous jouions à cache-cache sans savoir que quelqu’un jouait lui aussi à cache-cache avec nous. J’ignore depuis combien de temps cet homme nous observait. Quelques instants ? Une heure ? Plusieurs jours ? Plusieurs semaines’ ? Nous venions souvent dans les bois. Peut-être nous épiait-il depuis longtemps, ayant repéré nos heures de liberté. À moins qu’il n’ait croisé notre route par hasard. Si vous ne connaissez pas les environs de Vienne, il faut vous préciser que l’on a défriché de vastes zones pour les cultures. Cependant, les forêts subsistent en maints endroits. C’était le printemps, les feuillages dissimulaient le soleil. Le regard ne portait pas loin et ceux qui quittaient les chemins se perdaient facilement. Je venais de débusquer Franz derrière un fourré et je lui avais sauté dessus. Nous nous amusions à faire la guerre...

Relmyer frémit.

— J’y joue encore aujourd’hui, d’une certaine façon... L’homme a jailli de nulle part. Il venait de la forêt, pas du sentier. Je l’ai brièvement vu. Il nous menaçait avec un pistolet. Il nous a ordonné de nous retourner. Je croyais que c’était un voleur, qu’il allait nous laisser, car nous n’avions rien. Mais non. Il nous a entraînés dans les bois. Nous le précédions et il nous guidait. Il a volontairement compliqué le trajet. Nous avons fini par arriver dans une ferme en ruine très isolée. Le chemin qui y conduisait autrefois avait disparu sous les branchages et les buissons. Les murs écroulés étaient couverts de lierre. Il nous a amenés dans l’un des anciens bâtiments. Il y avait une trappe qui ouvrait sur une cave. Il nous y a fait descendre, il a retiré l’échelle et il est parti. Il nous a abandonnés là, enfermés dans cette maudite pièce comme deux oiseaux dans une cage !

Margont se sentit oppressé. L’enfermement – même en imagination – lui était presque intolérable.

— Franz et moi, nous sommes restés là durant des heures, sans boire ni manger. J’ai appris plus tard que nous avions disparu pendant deux jours. On n’y voyait quasiment pas, la trappe était impossible à atteindre et, de toute façon, l’homme avait tiré le verrou. Nous avons crié, raclé les murs... Personne n’est venu à notre secours. Qui se serait amusé à se promener dans cet endroit ? De plus, la cave était en bien meilleur état que les murs extérieurs. Le plafond était soigneusement calfeutré. Cet homme avait aménagé les lieux ; personne n’aurait pu nous entendre. Le second jour, nous étions si affaiblis que notre bourreau aurait pu nous faire subir n’importe quoi sans que nous puissions nous défendre...

Relmyer raconta alors son évasion et la disparition de Franz à son retour.

— Le corps de Franz a été retrouvé le lendemain, ailleurs dans la forêt, dissimulé sous des branches. On l’avait poignardé. On avait également abusé de lui. Son cadavre était mutilé, exactement de la même façon que celui de Wilhelm : un sourire tracé au couteau !

Tandis qu’il évoquait ces crimes, Relmyer s’était figé, le visage tendu. Après un silence, Margont demanda :

— Combien de temps s’est-il écoulé entre le moment de votre fuite et celui où les secours sont parvenus jusqu’à cette cave ?

— C’est difficile à dire. Je n’allais guère vite, car j’étais épuisé et je me suis bien évidemment perdu dans la forêt. Je suis enfin tombé sur un sentier qui m’a permis de sortir des bois, j’ai regagné Lesdorf et j’ai donné l’alerte. Malheureusement, j’ai été incapable de retrouver cette maudite ferme. Il a fallu attendre l’arrivée de la police et de plusieurs volontaires pour organiser une vaste battue qui a fini par aboutir. Je dirais donc entre sept et dix heures.

Relmyer se remit subitement à s’agiter.

— L’affaire aurait dû faire parler d’elle, mais ce fut relativement peu le cas. Car Mme Blanken, qui finançait et dirigeait l’orphelinat de Lesdorf, fit tout ce qui était en son pouvoir pour que ce crime ne s’ébruite pas. Elle voulait préserver la réputation de son établissement. Mme Blanken fait partie de la bonne société viennoise, elle possède de solides relations. Elle obtint donc ce qu’elle souhaitait. Les enquêteurs reçurent l’ordre d’être très discrets et seulement deux journaux évoquèrent ce crime. Mme Blanken désirait sincèrement que le coupable fût arrêté. Mais j’étais persuadé – et je le suis toujours ! – que le silence nuisait considérablement aux investigations. Moi, au contraire, je n’avais qu’une idée en tête : que cette affaire fasse le plus de bruit possible. J’espérais qu’ainsi d’éventuels témoins se manifesteraient. Je me disais aussi qu’il fallait alerter les Viennois ! L’assassin pouvait avoir l’intention de récidiver, il fallait se tenir sur ses gardes tant qu’il n’avait pas été arrêté !

La tension que Relmyer avait ressentie à cette époque refaisait surface, intacte.

— Rapidement, mon conflit avec Mme Blanken devint de plus en plus virulent. Nos points de vue étaient incompatibles. Elle finit par m’interdire d’évoquer la mort de Franz et on me punissait à chaque fois que je le faisais malgré tout ! Je devais « oublier », « laisser agir les gens compétents » et me taire ! Le coupable ne fut pas identifié. Peu à peu, les policiers se découragèrent et abandonnèrent leurs investigations en dépit de mes supplications et de mes protestations.

— Pourquoi ce désir forcené d’étouffer l’affaire ? interrogea Lefîne.

— Parce qu’en Autriche, la bonne société a la hantise du scandale. Les apparences comptent bien plus pour elle que la réalité. La renommée d’un établissement honorable pesait plus lourd que l’assassinat d’un orphelin. Si la vérité avait éclaté, l’orphelinat de Lesdorf aurait essuyé des critiques, ainsi que la police.

— C’est tout aussi vrai en France et partout ailleurs, dit Margont.

— Je n’ai pas supporté cet échec et l’indifférence de la plupart des gens. Par ailleurs, j’avais peur que l’assassin s’en prenne un jour à moi, car j’avais brièvement vu son visage. Je me suis enfui, quelques mois plus tard. Je m’étais mis à haïr l’Autriche. J’ai donc quitté le pays. Je voulais me débrouiller par moi-même. Rapidement, j’ai connu la misère. Alors je me suis enrôlé dans votre armée. Pourquoi l’armée ? Parce qu’en temps de guerre, on engage pratiquement n’importe qui. J’étais assuré d’être nourri et logé. Pourquoi l’armée française ? Parce qu’elle tirait sur les Autrichiens. Mais j’ai surtout décidé de devenir soldat pour apprendre à me battre. Désormais, j’ai acquis une technique, je ne suis plus démuni.

Les trois hommes se retrouvèrent en train de fixer le fourreau de Relmyer. Aucun d’entre eux ne doutait qu’il y eût là quelque chose de terrible. Car cette lame était le prolongement non pas seulement d’une main habile, mais aussi d’un esprit déterminé.

— J’ai toujours su que je reviendrai ici régler cette histoire. Je ne fais qu’arriver un peu plus tôt que prévu. J’aurais préféré attendre trois ou quatre ans de plus, afin de me perfectionner, de devenir un maître d’armes hors pair.

Cette vanité sans bornes était puérile. Relmyer passait de l’âge adulte à l’adolescence ou à l’enfance le temps d’une phrase, comme s’il oscillait en permanence entre ces trois moments de la vie.

— Cependant, mon retour prématuré est une bonne chose. Car l’homme est toujours là et il a tué à nouveau ! Wilhelm avait seize ans. Pratiquement le même âge que Franz et moi quand nous avons été enlevés ! Nous sommes du même orphelinat. Je le connaissais, d’ailleurs, nous jouions quelquefois ensemble. Et, par-dessus tout, il y a ce sourire !