— Pourquoi l’assassin mutile-t-il ainsi ses victimes ? demanda Margont, dérouté.
— Je l’ignore... Mais je l’apprendrai. J’ai besoin d’aide pour retrouver cet homme. Je sais que je pourrai compter sur Luise, mais ce n’est pas suffisant. J’avais placé mes espoirs en deux de mes hussards, Barel et Pagin. Ce sont eux que j’avais dépêchés à la recherche de Wilhelm. Hélas, Barel gît quelque part entre Essling et Aspern. Quant à Pagin, il a à peine dix-sept ans, il a besoin d’être guidé. Les autres cavaliers de mon escadron ne pensent qu’à leurs affaires et à la guerre ce qui, je le conçois, représente déjà beaucoup. Accepteriez-vous de me prêter main-forte ?
Du regard, Lefïne incitait Margont à refuser, alors que celui-ci se montrait indécis.
— Je peux toujours me joindre à vous pour l’instant. Nous aviserons par la suite.
Relmyer bondit sur ses pieds, rayonnant.
— Merci ! Allons trouver mon capitaine : qu’il me laisse m’absenter et je vous conduis sur les lieux où Wilhelm a été tué. Pagin viendra avec nous, il s’est débrouillé pour obtenir le plus de renseignements possible sur ce crime. Ensuite, je vous mènerai là où l’on m’a enfermé. Peut-être remarquerez-vous quelque chose qui m’a échappé.
Margont fut surpris par cette méthode d’investigation : précise et cohérente. Relmyer devait sans cesse penser à son enquête. Il réalisa à quel point il se trouvait entraîné – pour des raisons qu’il ne comprenait pas encore entièrement – dans un duel entre deux adversaires redoutables. Car l’assassin ne l’était pas moins que Relmyer, lui qui avait su frapper au moins par deux fois sans se faire prendre.
Relmyer, tout à sa joie, étreignit Margont, Lefîne, puis de nouveau Margont.
— Ah, monsieur ! Je suis votre obligé ! Si jamais quiconque vous cherche querelle, dites-le-moi et je vous jure que je lui étale les tripes à l’air.
Même ses cadeaux étaient tachés de sang.
Au lieu de s’adresser au capitaine, Margont alla directement s’entretenir avec le chef d’escadron Batichut, dont il avait souvent entendu parler par Pique-bois. Batichut, petit hussard coriace à la voix basse, ne répondit même pas à son salut.
— Vous servez dans le 18e de ligne ? Connaissez-vous le sous-lieutenant Piquebois ?
— Parfaitement. C’est l’un de mes meilleurs amis.
Le visage de Batichut s’illumina. Pensez-vous ! Un ami de Piquebois !
— Que ne le disiez-vous plus tôt ! Quand on se présente au 8e hussards et que l’on connaît Piquebois, on dit : « Je suis un ami d’Antoine Piquebois » et non : « Capitaine Margont, 18e de ligne, brigade tatati, division tatata. »
Comme Relmyer fronçait les sourcils, Margont lui expliqua que Piquebois était un ancien hussard du 8e régiment.
— Non, monsieur le fantassin plantigrade, corrigea Batichut. Piquebois n’était pas un hussard, mais LE hussard ! On a de la chance quand on en a deux comme lui dans la compagnie d’élite. Un exemple à suivre, Relmyer ! À suivre jusqu’en 1805, date où, hélas, il quitta les hussards à la suite d’une grave blessure et s’en alla ensuite dans l’infanterie. Quel dommage !
On ne savait pas si Batichut se désolait de la blessure de Piquebois ou du départ de celui-ci. Mieux valait ne pas lui poser la question.
— Transmettez-lui le bonjour du chef d’escadron Batichut ! J’ai rencontré votre ami lors d’un duel qui l’opposait à un sombre butor de l’artillerie à cheval...
— Sauf votre respect, monsieur le chef d’escadron, je préfère ne rien savoir, le coupa Margont. Je suis sûr que Piquebois vous remettra très bien.
Surprise et déception envahirent Batichut, tel l’hôte attentionné qui voit son invité dédaigner le clou du repas. Puis il se mit en colère quand Margont lui exposa sa requête.
— Vous nous prenez Piquebois et maintenant Relmyer ! Voulez-vous aussi par hasard mon cheval et mon épouse ?
C’était très élégant pour sa femme. Batichut se calma aussi brutalement qu’il s’était emporté. Ses tempêtes caractérielles n’avaient lieu que dans des verres d’eau. Excepté sur le champ de bataille...
— Enfin, il ne sera pas dit que je décevrai l’ami d’un hussard, cet ami fût-il de la piétaille et le hussard un ancien hussard. Relmyer : vous pouvez aller où bon vous chante, mais si vous manquez à un appel, vous serez sanctionné.
Tandis que les trois hommes s’éloignaient, Batichut s’écria :
— Capitaine Margont, demandez à Piquebois quand il revient ! Parce qu’il nous reviendra un jour, pour sûr, n’en doutez pas !
CHAPITRE VI
Relmyer était accompagné de trois de ses hussards. Pagin, qui avait battu la campagne avant de finir par retrouver le corps de Wilhelm, semblait avoir oublié ce visage mutilé. Son sang, chauffé par les flammes de la jeunesse, bouillonnait dans ses veines. Cette ardeur se communiquait à sa jument qu’un rien jetait dans une cavalcade. Même la chaleur ne le calmait pas en dépit des coulées de sueur qu’elle traçait sur les visages.
— Comment avez-vous appris la disparition de cet adolescent ? interrogea Margont.
Relmyer plissa les lèvres. Il s’en voulait.
— Dès notre venue dans la région de Vienne, j’ai fait discrètement surveiller mon ancien orphelinat. C’était facile à organiser pour moi.
Effectivement, les hussards étaient en permanence déployés un peu partout. Ces cavaliers, observateurs et débrouillards, constituaient les yeux et les oreilles de l’armée.
— Je ne savais pas exactement ce que j’en attendais. Je voulais avoir des nouvelles de l’orphelinat. Existait-il encore ? Qui y travaillait ? J’avais la sensation d’une menace latente, mais je ressens cela depuis des années, depuis ce qui m’est arrivé. Lorsque j’ai appris que l’un des pensionnaires avait disparu et que c’était Wilhelm, j’ai tout de suite pensé que tout recommençait. Je n’avais aucune preuve, bien sûr, mais c’était ma conviction. J’ai toujours cru que l’assassin de Franz récidiverait un jour. Pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? J’ai donné l’ordre de chercher Wilhelm, d’interroger les gens... J’essayais de me persuader qu’il s’agissait seulement d’une fugue.
— Pour quel motif a-t-il quitté son établissement ?
— Il est sorti en cachette, la nuit même de sa mort. Ses amis ignorent où il voulait aller, mais il avait emporté ses maigres affaires. Il était parti pour de bon. C’est une coïncidence bien étonnante : à peine suis-je de retour qu’un nouveau meurtre est commis...
— Je ne crois pas aux coïncidences, affirma Margont.
— Moi non plus.
— Donc quel est le lien entre ces deux événements ?
— Je ne peux pas encore répondre à cette question et pourtant, je me la pose sans relâche.
— Nous devrions essayer de rencontrer les personnes qui ont enquêté sur la mort de Franz.
Relmyer serra les dents pour contenir les flots de critiques qui menaçaient de jaillir de lui. La moindre allusion à la police viennoise lui donnait envie de frapper les arbres, les maisons, le monde. Il répondit au bout de quelques secondes seulement.
— J’y ai déjà songé. Bien qu’il m’en ait coûté, j’ai fait l’effort de tenter de revoir ces sinistres incompétents. En vain. L’un est mort l’an dernier d’une fluxion de poitrine. Deux autres ont rejoint les volontaires viennois et ont intégré l’armée de l’archiduc Charles. Le dernier s’est enfui avant l’arrivée de nos troupes. Pour couronner le tout, les policiers qui ont évacué la capitale ont emporté une bonne partie de leurs archives avec eux...
Relmyer releva le menton et fixa Margont d’un regard pétillant. Régulièrement, il se forçait à paraître joyeux et le devenait même parfois. Il ajouta, changeant de sujet :