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— J’aime votre façon de dire les choses. Très claire, très mathématique.

— Vraiment ? « Mathématique » ?

Jamais Margont n’avait entendu pareil compliment.

— Vous aimez les mathématiques ? s’enquit Relmyer.

— Sans excès.

— Quel grand dommage ! Les mathématiques sont au coeur du monde, elles sont l’essence même des choses. Elles peuvent traduire la totalité de ce qui nous entoure dans un langage ramené à sa plus simple expression.

— Mais encore ?

— La trajectoire d’un boulet, la voûte d’une cathédrale, la solidité d’un pont, la vitesse de déplacement d’une armée, un enchaînement d’assauts à l’escrime...

— Et tout cela, c’est le monde ? L’amour, l’amitié, la littérature ? Aussi des chiffres ?

— Pas encore. Mais un jour, certainement.

Margont n’aimait pas ce point de vue et voulait répliquer, mais Lefine eut une phrase pour le consoler :

— Ne vous inquiétez pas, mon capitaine, nous ne connaîtrons jamais cette triste époque : la guerre nous aura tous tués depuis longtemps.

Le groupe s’arrêta au bord du Danube et les chevaux s’empressèrent de s’y abreuver. Dans leur dos, des troupes françaises et alliées gagnaient leurs quartiers. Ces masses extravagantes, démesurées, surmontées d’une forêt de fusils, se mouvaient lentement dans les plaines. Le bruit de leur déplacement, martèlement sourd des milliers de pas et cliquetis des objets et des armes, avait quelque chose de féroce. Des messagers passaient et repassaient au galop. Trois lignes pratiquement illisibles, griffonnées par un aide de camp tentant désespérément de consigner les ordres dictés à toute allure par Napoléon, pouvaient stopper net la marche de ces mille-pattes titanesques avant de leur faire prendre un virage pour les expédier dans une autre direction.

— Observez donc toutes ces îles, déclara Relmyer.

Le cours majestueux du Danube était en effet encombré d’un nombre étonnant de petites îles. Celles-ci étaient boisées, marécageuses, couvertes de hautes herbes... De visu, on ne pouvait se forger une idée claire de leur topographie.

— Même en ne prenant en compte que la portion du Danube qui s’étend du nord de Vienne au sud de Lobau – l’île la plus importante –, on en compte des centaines qui composent un véritable labyrinthe. Les courants leur donnent naissance ou les anéantissent, selon leurs caprices. J’ignore pourquoi Wilhelm et celui que nous recherchons se trouvaient ici. Mais je sais une chose : si vous connaissez bien les lieux, vous parviendrez aisément à vous enfuir, quand bien même cinquante soldats vous traqueraient.

— Sur laquelle de ces îles se trouvaient-ils ?

Relmyer chercha Pagin du regard. Celui-ci inspectait le fleuve, son cheval immergé jusqu’au poitrail. Il s’imaginait cavalcadant au-devant de l’Empereur pour annoncer que lui, hussard Pagin du 1er escadron du 8e hussards, avait découvert un gué ! Fini le casse-tête des ponts qui s’effondraient ! Malheureusement, d’autres avaient cherché avant lui et, sous peu, on allait le voir agiter les bras, emporté par le courant. Ces temps-ci, le Danube avait toujours le dernier mot. Relmyer lui fît signe et Pagin revint au galop. La question le désola. Il aurait tellement voulu satisfaire ces deux officiers...

— Impossible de le savoir, mon lieutenant. Je n’ai interrogé que des témoins indirects et les gens se contredisaient mutuellement... C’était par ici, non loin de Vienne, durant la nuit du 19 au 20 mai. La patrouille suivait le rivage, elle a entendu du bruit et a aperçu deux silhouettes sur l’un des îlots. Elle a lancé des sommations puis elle a tiré... Le temps de dégotter une barque, l’autre compère avait disparu.

— L’adolescent était-il mouillé ?

— Trempé.

Relmyer caressait l’encolure de son cheval, pensif.

— Ils ont dû vouloir traverser à la nage. Sur plusieurs lieues, les ponts ont été détruits par les Autrichiens en retraite et l’archiduc Charles a fait saboter la majorité des embarcations.

Margont laissait glisser son regard sur la surface de l’eau, débusquant les frémissements qui accrochaient les rayons du soleil.

— Les courants rendent la traversée du Danube dangereuse. Ils ont dû agir de nuit, de peur d’être repérés par des sentinelles. Qui plus est, notre homme était armé d’un pistolet qu’il a su maintenir au sec, probablement en le coinçant sous un chapeau. Et il a pu utiliser à son profit cet enchevêtrement d’îlots pour s’enfuir. Sauriez-vous faire la même chose ?

Relmyer secoua la tête.

— Je ne crois pas.

— Donc il connaît les environs encore mieux que vous. Comment a-t-il rencontré Wilhelm ? Comment a-t-il fait pour le contraindre à venir jusqu’ici ? Où allaient-ils ? Dans quel but ? Cela fait beaucoup de questions.

Relmyer émit un ricanement triste qui avait le goût salé des larmes.

— Beaucoup de questions ? Mais je n’ai que ça, moi, des questions ! Qui est cet homme ? Pourquoi mutile-t-il ses victimes ? Jusqu’à quand va-t-il continuer à tuer ? Comment faire pour l’arrêter ?

Ils gaspillèrent un long moment à tenter de retrouver l’endroit exact où Wilhelm avait été assassiné. On chercha d’abord une barque, mais celles qui avaient échappé aux Autrichiens avaient été réquisitionnées par les Français. Il fut impossible d’empêcher Pagin de se précipiter dans les eaux, droit sur sa monture. Le courant l’emporta et son cheval se mit à remuer vivement la tête, à la recherche de la terre ferme. La bête parvint enfin à atteindre un îlot qui n’était pas celui que désirait Pagin. Le hussard, malgré sa bonne volonté, ne put explorer qu’une demi-douzaine d’îles.

— Nous cherchons une aiguille dans une botte de foin, s’énerva finalement Margont.

— Même le régiment entier n’y suffirait pas, admit Relmyer.

Pagin regagna péniblement la rive, épuisé et trempé, et livra ses conclusions :

— L’homme connaissait bien les lieux.

Lefîne serrait les dents.

— On le savait déjà avant d’y passer trois heures.

Margont se tourna vers Relmyer.

— Si vous nous montriez cette cave où vous avez été enfermé ?

— La journée est trop avancée, il est déjà tard...

Tard ? Il était midi. Relmyer voulait retourner là-bas tout autant qu’il avait envie de ne jamais y remettre les pieds.

— Bien. Allons-y, concéda-t-il de mauvaise grâce.

Ils remontèrent vers le nord-ouest, longeant le Danube. Puis ils contournèrent Vienne par le nord, cette ville admirable que ni Lefine ni Margont n’avaient pu visiter lors de la campagne de 1805. Excepté Relmyer, tous les cavaliers tendaient la tête dans sa direction, avides d’en saisir le moindre détail, même de loin. Ils perdirent du temps en raison d’un encombrement de troupes. Des bataillons s’étaient mêlés les uns aux autres après avoir voulu dépasser une accumulation de fourgons à munitions. Des chasseurs à cheval de la Garde, arrivant à leur tour, avaient décidé de couper au plus court en traversant les amoncellements d’infanterie. Mauvaise idée. Ce tohu-bohu retentissait de cris, de menaces et d’injonctions. Derrière ce chaos, la volonté de Napoléon se profilait. Lefine se pencha vers Margont.

— L’Empereur dispose ses troupes de façon à faire face à l’armée autrichienne tout en tenant fermement Vienne dans sa main. Cela calmera les ardeurs de ceux qui voudraient se soulever pour faire du grabuge dans notre dos.

Comme chaque soldat français, Lefine avait encore le souvenir des cloches viennoises fêtant la demi-victoire autrichienne d’Essling.

Enfin, la voie fut libre et, au trot, ils atteignirent rapidement la forêt. Celle-ci était plus vaste et plus dense que Margot ne l’aurait cru. La luminosité chuta brutalement, ainsi que la chaleur, qui devint moins pénible. Les hussards se déployèrent à quelques pas les uns des autres. Ils se tenaient sur le qui-vive, le sabre ou le mousqueton à la main. Lefine et Margont étaient mal à l’aise. On dépassait un arbre mort qui révélait des buissons invisibles l’instant précédent. Un groupe d’arbustes frémissait, mais était-ce uniquement du fait du vent ? Les troncs vous barraient la vue. S’il y avait un danger quelque part, vous le découvririez forcément trop tard.