— C’est encore loin, mon lieutenant ? demanda Lefine.
Relmyer ne répondit pas, perdu dans ses souvenirs. Une vieille leçon d’histoire revint à la mémoire de Margont. Que disait-elle déjà ? Peu après Jésus-Christ, le Germain Arminius, chef des Chérusques, anéantit trois légions romaines qui avaient commis l’imprudence de traverser la forêt de Teutobourg pour gagner du temps. Margont vint se placer au niveau de Relmyer.
— J’espère que nous n’allons pas nous attarder.
— Non.
— Pouvez-vous me décrire celui que nous recherchons ?
Les ombres irrégulières des feuillages défilaient lentement sur les traits tourmentés de Relmyer.
— J’ai envie de vous dire qu’il était grand, mais c’est moi qui étais plus petit à l’époque. Des vêtements sans particularités, ni de riche, ni de pauvre. Ses cheveux ? Châtains.
— Son visage ?
Cette question agaça Relmyer.
— Bien sûr, son visage ! C’est que je le vois, mais je ne peux pas le décrire. Comme une écharde parfaitement visible sous la peau, mais inextirpable. Je ne l’ai aperçu que brièvement ; il nous a ensuite obligés à lui tourner le dos. C’était il y a si longtemps... Tout est à la fois clair et flou. Il avait trente-cinq ans ou un peu moins... Des sourcils marqués. Pas de moustache ni de barbe. Des yeux bleus.
— Sauriez-vous le reconnaître ?
— Très probablement. Enfin, je pense...
— Et lui, vous reconnaîtrait-il ? Avez-vous beaucoup changé ?
— Oh, oui, j’ai changé ! Aujourd’hui, je sais me battre.
En fait la réponse s’imposait d’elle-même : Relmyer possédait des traits encore juvéniles...
— Mettons cela de côté pour l’instant. Que pouvez-vous dire de ses mains ?
— Ses mains ? Il en avait deux, chacune avec cinq doigts. Couleur chair. Êtes-vous plus avancé ?
— Vous avez forcément vu ses mains, au moins celle qui brandissait l’arme. Droitier ou gaucher ?
— Droitier, j’en suis sûr.
— Celui que nous recherchons connaît bien cette forêt, d’après ce que vous m’avez raconté. Avait-il des mains calleuses de bûcheron ?
Relmyer s’illumina.
— Non, pas du tout ! Des mains fines aux ongles propres.
— Vous êtes certain de vous souvenir d’un tel détail ?
— Je ne m’en souviens pas, je les vois.
— Il ne gagne donc pas sa vie à la force de ses bras.
Au bout d’un moment, Relmyer s’arrêta.
— C’est par ici qu’il nous a surpris. J’aurais du mal à préciser exactement où.
Il accomplissait des efforts pour surmonter sa tension.
— Par là, maintenant, ajouta-t-il en forçant un rideau de branchages.
Ils abandonnèrent le sentier qui les avait guidés jusqu’à présent. Le jeu des verts et des ombres devint plus fourni encore. Les chevaux, gênés par les buissons et les branches, progressaient péniblement.
— Nous avons dépassé Vienne depuis longtemps. Il me semble que vous vous trouviez bien loin de votre orphelinat... remarqua Margont.
— À l’époque, j’aimais m’en éloigner le plus possible. Il m’est même arrivé de m’en aller avec l’idée de ne jamais revenir. Comme si j’avais pu laisser mes problèmes et mes peines là-bas. Comme si tout était de leur faute. Mais soit je revenais de mon plein gré, soit les policiers ou des gens me ramenaient...
Ils poursuivirent leur chemin en silence. Les oiseaux chantaient à tue-tête, pas intimidés le moins du monde par la présence de ces cavaliers.
— Nous arrivons, déclara finalement Relmyer.
Margont et Lefine écarquillaient les yeux sans rien distinguer de particulier. Troncs, feuillages, fourrés, arbustes...
Relmyer se courba sur sa monture, abasourdi. Pagin le rejoignit en trois bonds de cheval, le pistolet à la main. Les lieux avaient été incendiés. Les buissons, les lierres et les hautes herbes qui tapissaient cette clairière s’étaient embrasés sans mal. Les pans de murs, minés par les dégâts dus à l’âge et aux intempéries, s’étaient effondrés. Ils gisaient là, gravats noircis. Relmyer mit pied à terre en un éclair et se précipita vers la cave. Le toit de celle-ci s’était écroulé. Relmyer se figea devant ce spectacle, les bottes dans la cendre. Son dos frémissait, signe fort atténué des secousses qui l’agitaient intérieurement.
— Il est revenu et il a tout détruit.
Lefine et Margont mirent pied à terre à leur tour et s’approchèrent de lui.
— C’est une supposition, objecta Margont. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Pour...
Relmyer se rua sur Pagin en vociférant.
— La peste t’étouffe ! Je t’avais donné l’ordre de demeurer là en embuscade ! Je vais te faire jeter aux arrêts
Le jeune hussard pâlit, plus mort que vif.
— J’aurais bien voulu, mais c’était irréalisable, mon lieutenant... Pas tout seul. Plusieurs Français ont été assassinés par...
Relmyer fulminait contre l’impossible. Margont intervint.
— Si Pagin était resté ici, son cadavre calciné serait étendu au milieu des ruines. Ou vous en laissiez cinquante, ou vous n’en laissiez aucun. Or vous n’avez pas cinquante cavaliers sous vos ordres. Et même si vous les aviez eus, je doute que votre chef d’escadron vous aurait laissé faire.
— J’aurais dû rester moi-même, alors ! s’énerva Relmyer tout en avançant dans les décombres.
— Cela aurait fait de vous un déserteur. Vos hommes auraient été forcés de révéler l’endroit où vous étiez et...
Des débris carbonisés cédèrent sous le poids de Relmyer qui s’enfonça brutalement jusqu’à la taille. Il se débattit pour se dégager, soulevant des cendres et maculant son dolman et sa pelisse vert sombre de taches charbonneuses. Il prit conscience du pitoyable de sa situation, se calma et se dégagea. Margont s’accroupit près de lui.
— Regardez cette poutre, à côté de vous.
L’épaisse pièce de bois, rongée par le feu, s’était cassée en deux, mais ses extrémités étaient intactes.
— Les flammes l’ont attaquée par en dessous. Le dessus n’a pas brûlé. Il en est de même pour d’autres poutres. C’est très étonnant. Cela signifie que le feu qui a ravagé cette cave est venu de l’intérieur et non de l’extérieur. Y avait-il des matières combustibles là-dessous ?
— Non.
— Donc on a d’abord entreposé ici des branchages. Vous avez raison : cet incendie est lié à cette cave, donc à votre histoire. Il y a même eu deux feux, en fait. La trappe est située dans une pièce dont les pans de murs peuvent jouer le rôle de pare-feu. Le foyer allumé dans cette cave a détruit celle-ci, mais je vois mal des brindilles enflammées s’échapper de là, bondir par-dessus les murs et générer de nouveaux foyers. Donc on a allumé deux incendies, l’un à l’intérieur de cette cave et l’autre pour ravager les environs. Lorsque l’on arrive sur les lieux, on pense que des gens ont abandonné un feu de camp mal éteint. Le feu extérieur a pour but de dissimuler l’autre feu qui, lui, a anéanti d’éventuels indices.
— Il n’y avait pas d’indices. J’avais déjà tout examiné de fond en comble.
— Quand êtes-vous venu ?
Relmyer, couvert de charbon et de cendre, semblait plus appartenir à ces ruines qu’au monde des vivants.
— Le 13 mai. Nous repérions les lieux avant l’arrivée du gros des forces et j’en ai profité pour me rendre ici.
Pourquoi l’assassin serait-il retourné là ? Qui avait incendié les lieux et pourquoi ? Margont se noyait dans les conjectures. Relmyer s’approcha de l’issue qu’il avait dégagée autrefois. Le jouet qu’il y avait déposé avait fondu. Il ne restait de lui qu’une petite flaque d’étain solidifiée.