— Il y a un oiseau qui chante faux, déclara Lefïne.
Margont ne l’écoutait pas.
— Si celui que nous recherchons est bien le responsable de cet incendie, il est particulièrement méthodique. Il applique la tactique de la terre brûlée afin de laisser le moins d’indices possible derrière lui. Ses seules « traces », ce sont Franz, Wilhelm, les mutilations qu’il leur a infligées... et vous.
Lefine, figé, se tenait aux aguets.
— Un autre oiseau lui répond qui chante tout aussi mal. Mais écoutez donc !
Margont perçut une sorte de trille lointain qui semblait répliquer à un autre, nettement plus proche. Cela évoquait un chant d’oiseau, mais lequel exactement ? Lefine se rua en catastrophe sur son cheval.
— Les Autrichiens !
Un sifflement de merle retentit à proximité, en provenance d’une troisième direction. Les Français bondirent sur leurs selles. Une détonation éclata. Le cheval d’un hussard s’emballa, tournoyant sur lui-même en hennissant. Pagin voulut le secourir, mais une balle atteignit sa bête au poitrail. Celle-ci s’écroula, son mors venant heurter durement le sol caillouteux. Lefine tira au pistolet dans le fourré d’où était parti le coup. Les feuilles s’agitèrent, peut-être sous l’effet de la brise, peut-être parce qu’un corps s’écroulait derrière elles. D’autres trilles retentirent, plus longs et plus forts. Lefine approcha sa monture de Pagin et celui-ci sauta en croupe. De nouvelles détonations crépitèrent. Elles provenaient de tous les côtés et se mêlaient à leurs échos, si bien que les Français avaient l’impression d’être pris sous un déluge de balles.
— Ils nous encerclent ! cria Lefine, tassé sur lui-même avec Pagin agrippé à sa taille.
Les cavaliers s’engouffrèrent dans la forêt, martelant des talons les flancs de leurs chevaux. Les obstacles les ralentissaient. Margont crut apercevoir quelqu’un et donna un coup de pistolet dans un amas de fougères, sur sa gauche. En représailles, un coup de feu claqua sur sa droite et s’écrasa contre le tronc d’un pin, expédiant sur ses joues des gerbes de fragments d’écorce. Une pente légère aidait les chevaux. Margont, trop impatient, pressait sa jument. Celle-ci, effrayée et exaspérée, s’emmêla les pieds dans des branches mortes et se rattrapa en posant un sabot sur un tapis d’aiguilles desséchées. Le sabot glissa, la tête de la bête plongea et Margont faillit vider ses étriers et basculer en avant. Trois coups de feu crépitèrent encore, mais plus pour la forme que pour tuer. Les Français s’étaient suffisamment éloignés. Relmyer salua Lefine comme si celui-ci arborait des épaulettes de colonel.
— Sans vous, avec leurs maudits signaux, ils auraient parfait leur nasse et aucun de nous n’en aurait réchappé. Voulez-vous être incorporé dans les hussards ?
— J’ai eu mon soûl de cette vie-là pour aujourd’hui, mon lieutenant.
Les chevaux continuaient à dévaler la pente d’un trot pressé que les fourrés et les arbres ralentissaient constamment. Margont entendait à peine les Autrichiens clamer quelque chose.
— Ils appellent des renforts ?
Relmyer sourit.
— Non. Ils disent : Bienvenue en Autriche.
CHAPITRE VII
Lefïne était furieux. Il allait et venait sous le toit de branchages aménagé par Saber et Piquebois, près de leur tente.
— Les partisans ont failli nous trouer la peau !
C’était bien la dixième fois qu’il répétait cette phrase, comme si celle-ci était devenue une limite indépassable.
— Cette enquête, c’est sa guerre, pas la nôtre ! s’exclama-t-il, là encore pour la énième fois.
Margont était adossé à un tronc. Quel miracle d’être officier : l’île de Lobau se transformait à toute allure en une ville-bastion, mais, lui, il avait la chance d’avoir du temps libre ! Lefine était couvert de sueur.
— Enfin, pourquoi voulez-vous vous mêler de cette affaire ? C’est pour cette Autrichienne ? Cette Luise Mitter quelque chose... Pourquoi aller s’amouracher d’une belle qui a des problèmes quand on peut en câliner deux qui ont le coeur léger ? Ah, ce n’est pas que pour elle. Ce sont encore les magnifiques idées de la Révolution qui sèment la zizanie dans votre tête !
Il ôta sa chemise pour en changer. Son épaule gauche portait la cicatrice d’un coup de sabre : souvenir espagnol d’un dragon léger anglais. Une estafilade barrait son ventre : attaque à la baïonnette mal parée.
Un coup de crosse prussien avait fracassé sa clavicule droite. L’os s’était consolidé dans une posture vicieuse, si bien qu’une arête osseuse anormale saillait, mettant la peau sous tension comme si elle voulait jaillir hors de ce corps. Un semis de brûlures tapissait son dos, traces de projections incandescentes dues à l’explosion d’un caisson à munitions. La saga de l’Empire se lisait sur la peau couturée des soldats.
— Être un Bon Samaritain, ce n’est pas une qualité, mais une tare.
Il enfila sa nouvelle chemise avec tant de colère qu’il faillit la déchirer. Margont se rafraîchissait en s’éventant avec un livre. Décidément, la littérature était pleine de ressources.
— Ce n’est pas cela. Ce n’est pas que cela.
— Mais si, c’est toujours cela ! « Il faut apporter les idéaux de la Révolution aux autres peuples ! », « À bas les monarchies, vive la Liberté ! » Je les connais, vos chansons. Vous êtes un fruit de la Révolution, mais l’arbre est en train de mourir. Nous avons tous été naïfs ! Parce que moi aussi, j’y ai cru : liberté et égalité pour tous, la paix, le progrès, une Constitution garantissant les mêmes droits à chacun... Ce sont des utopies et vous, vous vous battez encore pour elles ! Cette armée est emplie de soldats qui veulent libérer le monde. Cela fait bien les affaires de l’Empereur qui...
Lefine s’étrangla sur cette phrase tandis que Margont s’empressait de s’assurer que personne n’avait entendu. Une critique de l’Empereur pouvait vite vous faire passer pour un espion subversif, un royaliste, un vendu aux Vendéens, un comploteur jacobin... Ces dernières années, en France, la liberté d’expression bégayait de plus en plus. Lefine reprit un ton plus bas :
— L’Empereur abuse ! Qu’est-ce que la moitié de l’armée fout en Espagne à s’entr’égorger avec les Espagnols, les Portugais et les Anglais ? On devait juste mettre un orteil en Espagne et voilà qu’on s’y retrouve enlisés jusqu’au cou. Quand est-ce qu’il y aura enfin la paix ? Quand on sera tous morts ? Et vous, vous vous embarquez dans cette affaire ! Tout ça parce que cette histoire vous apitoie et que vous croyez encore qu’il faut aider son prochain ! Quatre ou cinq ans de guerre de plus et, quand tous les autres auront été tués ou auront perdu tout espoir, vous serez le dernier républicain humaniste.
Lefine avait prononcé ces mots avec dérision. Il éclata de rire et s’appuya d’une main contre un tronc, narquois.
— Le monde est fou, mais vous n’êtes pas le moins atteint ! Sauf votre respect, mon capitaine.
Margont s’énervait. Il n’était pas susceptible, mais un peu quand même. En fait si, il l’était. Bon, et alors ?
— Je fais ce que je veux ! Il y a des gens qui vont soigner les lépreux ou les pestiférés, d’autres qui donnent leur fortune aux pauvres... Je ne sais pas, moi, il y a ceux qui ne vivent que pour eux et ceux qui existent aussi un peu pour les autres.
— Tout à fait d’accord. Simplement, nous ne plaçons pas du tout le juste milieu au même endroit. Laissez donc faire les policiers autrichiens.
— J’y ai pensé. Mais où se trouvent-ils, les policiers autrichiens ?
Effectivement. De l’autre côté du Danube, avec l’archiduc Charles. Ou dans les forêts, à guetter quelques Français trop aventureux...