— Si encore tout s’arrangeait avec la paix, reprit Margont d’une voix vive. Mais tu as entendu comme moi Relmyer ! On se soucie à peine de la vie de quelques adolescents orphelins ! On préfère bâcler l’enquête pour ne pas faire de bruit parce que cela arrange certains. La vie est tellement plus simple quand on ferme les yeux ! Et toi, tu me demandes de faire comme tous ces gens-là ? Eh bien, non ! Qui a levé la main pour m’aider quand ma famille m’a fait enfermer contre mon gré dans cette abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert pour m’obliger à devenir moine ? J’avais six ans et j’y ai passé de force quatre ans de ma vie ! Quatre ans !
Lefine était consterné.
— Vous comparez votre histoire à celle de Relmyer ? Oh, le dangereux mélange ! Catastrophe !
— Beaucoup de gens étaient au courant, mais se disaient : « Ce ne sont pas nos affaires. » Un jour, j’ai interpellé le marchand de vin qui fournissait l’abbaye. Il m’a répondu : « Mon petit, tu n’es pas mon fils. » Oui, mais le problème, c’est que mon père était mort. À qui devais-je m’adresser alors, à part au Ciel ? D’ailleurs, ce n’est pas Dieu qui m’a libéré, mais la Révolution.
Margont cessa de crier, mais le ton de ses paroles anéantissait toute idée de négociation.
— Donc je vais m’occuper de cette affaire. Parce que, ainsi, je réglerai quelques comptes avec mon passé, même si ce n’est qu’indirectement. Je suis convaincu que cela m’aidera à ranger certains souvenirs dans des tiroirs que je pourrai enfin fermer et oublier.
Margont sourit. Il rit, même. Il se sentait mieux d’avoir pu formuler clairement ce qu’il ressentait au plus profond de lui.
— Tu n’es pas obligé de m’aider, Fernand. Comme tu le vois, en fait, c’est une affaire très personnelle.
Il se releva et entreprit de corriger sa tenue.
— Finalement, je ne suis pas qu’un Bon Samaritain... fit-il remarquer. Puis-je compter sur toi ?
— Bien sûr. Parce que vous êtes mon meilleur ami. Je ne suis pas qu’un égoïste... Hélas pour moi...
Margont s’en réjouit ouvertement. Sa relation avec Lefine était complexe. Margont était trop idéaliste, il nageait dans les utopies et s’obstinait à vouloir les concrétiser. Lefine se montrait en tout point l’inverse : pragmatique, débrouillard et au bon sens ancré dans le quotidien. Margont avait besoin de Lefine, car celui-ci l’aidait à garder les pieds sur terre. En échange, il lui apportait l’excitation enivrante des velléités de changements et l’ampleur des Grands Projets. En somme, ils trouvaient ensemble un équilibre entre rêves et réalité, équilibre qu’ils ne parvenaient pas à atteindre chacun séparément. Plusieurs années de guerre avaient consolidé cette amitié, d’autant plus qu’ils s’étaient mutuellement sauvé la vie.
— Alors, allons trouver Relmyer, qu’il nous conduise à son ancien orphelinat, décréta Margont.
— Mais je persiste à dire que c’est un bien dangereux mélange.
CHAPITRE VIII
Une partie de l’armée campait dans l’île de Lobau, dont le 4e corps ainsi que la réserve de cavalerie du général Lasalle. Relmyer servant dans cette dernière, il n’était séparé du 18e de ligne que par une promenade. Mais la marche fut plus longue que prévu à cause des encombrements causés par les convois d’artillerie. L’île de Lobau et ses alentours se hérissaient de canons. Des canons sur les îles Masséna (on baptisait chaque îlot du nom d’un maréchal, d’un héros de l’Empire, d’un allié...), Saint-Hilaire, Lannes, Alexandre... Des pièces de six, de douze et même de dix-huit livres, des obusiers... Sans parler des gigantesques canons de siège saisis dans les arsenaux de Vienne que les Autrichiens, dans la précipitation de leur retraite, avaient oublié de saboter. En tout cent treize bouches à feu. Attaquer aurait été suicidaire pour les Autrichiens. Napoléon roquait pour se protéger, mais il le faisait de telle sorte qu’il bloquait par là même ses adversaires et reprenait l’initiative. Désormais, l’archiduc Charles se voyait contraint d’attendre l’assaut des Français. Il est vrai cependant qu’il se préparait à les recevoir de pied ferme, accumulant les retranchements du côté d’Aspern et d’Essling.
Comme à son habitude, Relmyer s’entraînait. Plus inattendu, des spectateurs l’observaient, à distance. Parmi eux se trouvait Saber. Margont s’approcha de lui.
— Que fais-tu là ?
— J’apprends, répondit Saber dans un murmure admiratif. Si jeune et déjà si doué... Il me ressemble.
Margont, coutumier de la vanité époustouflante de son ami, se contenta de contempler à nouveau Relmyer. Certes, les attaques de celui-ci semblaient diablement précises. Mais elles étaient donc extraordinaires à ce point ? Saber était lui aussi un fin duelliste et, encore une minute auparavant, Margont le plaçait au-dessus de Relmyer.
— Il est meilleur que toi, Irénée ?
— Il m’étendrait raide mort en moins de dix secondes. Il me surpasse, concéda-t-il. Exclusivement dans ce domaine-là, évidemment.
Margont ne se remettait pas de sa surprise. Saber ne complimentait jamais autrui (excepté les femmes, qu’il flattait en espérant ainsi les séduire, comme si elles étaient aussi avides que lui de ce petit-lait-là). Décidément, Relmyer était l’homme de tous les miracles.
Le jeune hussard se fendait, battait en retraite tout en parant une pluie de coups imaginaires, et repartait soudainement en avant, attaquant, feintant, esquivant... Pour Margont, tout cela était pareil à un chant grégorien : fort beau, mais incompréhensible. Saber, lui, possédait les compétences nécessaires pour juger et il s’émerveillait, allant jusqu’à se tapoter la cuisse pour se retenir d’applaudir.
— Il ne vit que pour l’art de l’épée, ajouta-t-il à mi-voix, sans détourner la tête.
C’était totalement faux. La plupart des gens ne voyaient que la surface de Relmyer. Celle-ci était brillante, alors ils n’allaient pas chercher plus loin. Sa violence dissimulait sa souffrance.
— Il possède un talent naturel et la rage d’apprendre. On le surnomme la Guêpe... Bézut l’avait pris comme élève. Hélas, ils se sont fâchés.
Bézut ? Probablement encore un célèbre maître d’armes régimentaire. Saber connaissait les plus illustres d’entre eux. Il aurait été leur biographe s’il n’avait pas eu à coeur de se consacrer exclusivement à son autobiographie.
— J’ai su cela par l’un de ses cavaliers, expliqua Saber.
Pagin, très certainement. D’autant plus que celui-ci faisait partie des spectateurs.
— Pourquoi s’exercer si dur au sabre alors qu’il existe des pistolets ? s’interrogea Margont à voix haute.
— Quand ceux-ci sont déchargés, tu es perdu, répliqua Saber. Et puis, ces armes sont peu fiables, peu précises et rarement mortelles. De toute façon, il paraît que ce Lukas Relmyer tire aussi très bien au pistolet.
Relmyer aperçut Margont, s’interrompit et le salua de sa lame. Saber bomba le torse.
— Je savais qu’il avait entendu parler de moi.
Relmyer s’approcha de Margont, le sabre encore à la main. Le lâchait-il jamais, d’ailleurs ? Malgré son entraînement intensif, il demeurait alerte, étranger à tout signe de fatigue.
— Cher ami ! Puis-je vous entretenir à l’écart ?
Saber, raidi, contenait des flots de dépit et de jalousie. Les deux hommes s’éloignèrent tandis que les admirateurs se résignaient à rejoindre leurs bataillons.
— Avant toute chose, je dois vous prévenir d’un danger, déclara Margont. Si c’est bien l’homme que nous recherchons qui a mis le feu aux ruines de cette ferme, alors il est particulièrement prudent. S’il apprend que vous êtes de retour, il se peut qu’il tente de vous tuer. Veillez donc à prendre une escorte quand vous vous éloignez de nos campements.