Relmyer rengaina sa lame, heurtant bruyamment la garde contre le fourreau.
— Je suis ma propre escorte.
— J’espère que vous m’avez entendu. Pouvons-nous nous rendre maintenant à votre ancien orphelinat ?
— Hélas je n’y suis pas le bienvenu. On m’en veut beaucoup d’avoir semé le trouble, avant mon départ, en 1804. Il faut dire que, par dépit, j’étais devenu agressif. Il m’est même arrivé de bousculer durement le responsable de l’enquête. J’en voulais à tout le monde.
Ses propos le plongèrent dans le désarroi et sa main vint se poser sur son sabre, sa béquille.
— Nous menons une enquête, cela nous donne des droits, décréta Margont.
De lassitude, les paupières de Relmyer s’affaissèrent.
— Bien sûr. Mais ce n’est pas aussi simple. Mme Blanken, cette vieille pie insensible et bornée, dirige toujours l’orphelinat de Lesdorf. Or, je vous l’ai dit, elle est liée à l’aristocratie viennoise. Si vous allez fureter dans son nid sans son accord, elle ne se contentera pas de vous donner des coups de bec. Ses piaillements nous attireront des ennuis autrement plus graves.
Relmyer poursuivit d’un ton que la colère rendait cinglant comme ses coups de lame.
— L’Empereur veut que Vienne se tienne tranquille, donc les fauteurs de troubles sont lourdement condamnés. Si une douzaine de comtesses et d’épouses de notables autrichiens se plaignent de nous en prétendant que nous semons la panique dans un orphelinat, on nous jettera aux arrêts de rigueur. Croyez-moi, la Blanken a le bras long et la gifle efficace.
Margont battit en retraite. Il fallait prendre le temps de se renseigner sur tout ennemi potentiel avant de l’affronter.
— De toute façon, sans la coopération de cette dame, nos recherches seraient peu productives, précisa Relmyer. C’est pourquoi je vous propose de procéder autrement. J’ai envoyé l’un de mes hussards porter une lettre à Luise pour lui demander d’essayer d’arranger une rencontre entre Mme Blanken et nous. Elle m’a répondu que ses parents allaient donner un bal. Napoléon fait pression sur les Viennois afin qu’ils organisent des réceptions. L’Empereur veut divertir ses officiers et montrer qu’il est si confiant en sa victoire à venir qu’il autorise régulièrement ses soldats à perdre leur temps en badinages mondains. Il a même invité des acteurs parisiens pour qu’ils jouent dans le théâtre du château de Schönbrunn, où il s’est installé. Les Mitterburg ont accepté parce que, comme bien des Autrichiens, ils tentent de composer avec les deux camps. Si l’archiduc Charles l’emporte, ils expliqueront que les Français les ont obligés à donner cette soirée, ce qui est vrai. Et si c’est Napoléon qui gagne cette guerre, le commerce des Mitterburg continuera à fructifier...
Margont hocha la tête.
— Il faut avouer que les relations franco-autrichiennes sont si compliquées que tout le monde y perd son latin ! Sous la Révolution et le Consulat, l’Autriche et la France étaient ennemies. Puis on se réconcilie après Austerlitz. Alors les soldats français s’entendent dire qu’il ne faut plus critiquer les Autrichiens, car ceux-ci sont nos amis. Aujourd’hui, l’Autriche recommence à nous faire la guerre. Mais nul doute que, si Napoléon triomphe, elle s’empressera de s’allier à nouveau avec lui, pour atténuer sa colère et limiter l’ampleur des sanctions !
Relmyer s’amusait de l’ironie de ces renversements incessants de situation.
— Beaucoup d’Autrichiens sont patriotes, déclara-t-il. Mais ceux qui ménagent la chèvre et le chou sont aussi nombreux. Et ces derniers, que font-ils d’autre sinon imiter leur empereur François Ier, qui retourne sa veste après chaque défaite ?
Là, il se mit à rire de son insolence.
— Mais revenons à notre enquête. Mme Blanken sera invitée. Elle fait partie des incontournables de ce genre de réceptions. Mieux, d’après Luise, elle se range dans le camp des mi-figue mi-raisin. Durant le bal, nous pourrons l’approcher. Alors, peut-être parviendrons-nous à l’amadouer et à l’interroger. M’écoutez-vous ?
— Absolument, répliqua Margont.
Il accordait son attention à Relmyer, mais il pensait également à Luise. Il allait donc la revoir. Produirait-elle le même effet sur lui que la première fois ?
— La soirée aura lieu le 31 mai. Nous avons tout juste le temps de préparer nos uniformes d’apparat. Je serais heureux que Lefine se joigne à nous. Sans lui, nous...
Il n’acheva pas sa phrase.
— Et le fameux Piquebois ! s’exclama-t-il. C’est un ancien hussard, donc je tiens à ce qu’il soit des nôtres. D’ailleurs, avez-vous d’autres amis ?
Margont indiqua du regard la silhouette qui s’éternisait sous un saule.
— Le lieutenant Saber, qui bouillonne là-bas, et le médecin-major Brémond.
— Ils seront les bienvenus ! Vous allez voir ce qu’est un bal viennois. Un pur moment de magie.
CHAPITRE IX
Margont se rendit à cette soirée en compagnie de Lefine, de Jean-Quenin Brémond et de Relmyer. Saber et Piquebois, libérés plus tôt de leurs obligations, s’y trouvaient déjà.
Leur traversée nocturne de Vienne eut quelque chose d’irréel. L’obscurité accentuait la majesté des bâtiments et Margont croyait distinguer le fantôme du Saint Empire romain germanique. Celui-ci, blessé à mort à Austerlitz, avait agonisé jusqu’en juillet 1806. Napoléon l’avait achevé en le démembrant. Il avait ainsi affaibli l’Autriche et créé la Confédération du Rhin, une constellation d’États allemands dont les orbites tournaient autour de la France. Vienne était occidentale, clairement, et, pourtant, l’Orient manifestait lui aussi sa présence sans que l’on pût expliquer cette impression. Les Turcs n’assiégeaient plus Vienne depuis longtemps, mais la ville avait conservé leur trace, l’empreinte de leur culture extraordinaire. Régulièrement, une énorme trouée de nuit faisait irruption dans la longue et grandiose succession des façades. Les rues et les avenues portaient les balafres des mille huit cents boulets et obus qui s’étaient abattus sur elles dans la nuit du 11 mai. La capitale avait en effet tenté de résister avec quinze mille soldats et une partie de la population. Napoléon savait se montrer magnanime envers ceux qui se soumettaient à lui, mais il se révélait redoutable vis-à-vis de toute velléité de résistance. Après ce premier déluge de projectiles et ses cortèges d’incendies qui avaient marqué la nuit au fer rouge, l’Empereur s’était préparé à anéantir la ville en trente-six heures de bombardement généralisé. Vienne avait capitulé. Napoléon avait aussitôt fait lire à ses soldats une proclamation annonçant qu’il prenait les « bons habitants » de Vienne sous sa « spéciale protection ». Le texte stipulait en outre que les « hommes turbulents et méchants » subiraient une « justice exemplaire ».
Vienne était à la fois passé et présent, Occident et Orient, monuments et ruines, grandeur et blessures... Un creuset propice à tous les mélanges.
La propriété des Mitterburg était entourée d’un jardin ceint d’une grille. Le vaste édifice à la façade ocre évoquait un palais vénitien baigné par la lagune. Relmyer leur apprit que les Mitterburg avaient fait fortune dans le commerce du café. Le grand-père, aujourd’hui décédé, affectionnait tant cette boisson qu’il en avait fait son métier. Il avait accompli l’effort d’apprendre le turc afin de mieux négocier ses importations, entre deux guerres austro-turques. Or cette boisson devenait toujours plus populaire. Les cafés fleurissaient en Europe, les soldats s’énervaient quand ce breuvage venait à manquer... Lefïne écoutait avec avidité. Ça, c’était une belle stratégie pour devenir riche ! Deviner aujourd’hui avant tout le monde ce qui serait indispensable demain pour tout le monde. Et il cherchait, cherchait...
Ils confièrent leurs chevaux à des domestiques qui se précipitaient d’une voiture à l’autre pour accueillir les invités. Un valet compassé les pria de le suivre. Ses bas blancs, serrés, lui faisaient des mollets de coq et ses souliers crissaient sur le parquet de marqueterie. Ils traversèrent un couloir sombre, baigné d’échos de musique, de rires et de conversations, pour aboutir à la grande galerie, zone de vie, de bruit et de lumière.