La pièce, longue, profonde, était envahie par une foule flamboyante. Les robes à traîne côtoyaient le baroque somptueux des uniformes de l’Empire. Des fresques allégoriques décoraient un plafond à la hauteur démesurée. De grandes glaces placées en vis-à-vis garnissaient les deux murs principaux, multipliant l’espace et les gens. Le mur donnant sur le jardin était percé de portes-fenêtres, si bien que l’on évoluait dans un univers blanc lumineux aux lambris dorés tout en côtoyant sans le toucher un univers vert et ombre. Des lustres en cristal, colossaux et constellés de bougies, pendaient à mi-hauteur. Une corde étonnamment fine les soutenait, comme pour rappeler que les mondes les plus vastes et les plus brillants ne tenaient eux aussi qu’à un fil.
— Vive le café ! résuma Lefine à sa façon.
Aux yeux de Margont, il y avait quelque chose d’étrange dans ces couples de danseurs qui passaient en sautillant gaiement sous des haies de bras levés, ou ces belles installées dans des fauteuils garnis de dorures et recouverts de brocart bleu. On apercevait partout des officiers, dont des colonels, quelques généraux et des membres de l’état-major général. Si Margont n’avait pas assisté à la catastrophe d’Essling, s’il venait tout juste d’arriver à Vienne, il se serait dit : « Quelle fête ! Que de joie ! Dire que des mauvaises langues racontent que la situation en Autriche est très inquiétante. On a bien grossi cette peccadille d’Essling. » Napoléon maîtrisait admirablement l’art de l’image, des symboles, de la propagande. Avec ces bals et ces pièces de théâtre dont il inondait Vienne, il clamait à l’Europe que l’échec d’Essling était si insignifiant que celui-ci n’interrompait même pas sa vie mondaine. Alors la Prusse et l’Angleterre patientaient au lieu de s’impliquer activement dans cette guerre, se méfiant de cet adversaire qui, même blessé, continuait à sourire et à danser. Les mélodies joyeuses des violons intimidaient les canons adverses et permettaient à Napoléon de gagner du temps. Cela ne durerait pas et l’Empereur le savait. Tout se jouerait lors de la prochaine bataille.
Margont et Relmyer se mirent à chercher Luise tandis que Lefine et Jean-Quenin Brémond se rapprochaient du buffet tout en examinant les cartouches aux scènes mythologiques qui parsemaient les murs. Le regard de Margont s’égarait dans le tumulte des uniformes. Les ingénieurs géographes aux habits bleus, à bicorne et aux yeux épuisés à force de dresser la topographie rigoureuse de l’interminable semis d’îles tapissant le Danube ; les aides de camp qui servaient un général et critiquaient tous les autres ; les Bavarois aux habits bleu clair, aux plastrons à la couleur de leur régiment et aux casques noirs étirés bombant vers le ciel ; les cuirassiers, qui avaient abandonné temporairement leur cuirasse, crabes mal à l’aise sans leur carapace ; les hussards aux couleurs aussi éclatantes que leur réputation ; les chevau-légers polonais, bleu et écarlate, qui haïssaient les Autrichiens à peine un peu moins que les Russes et les Prussiens et qui s’amusaient à tourmenter les notables viennois en les bousculant « accidentellement »; les gendarmes d’élite, en culottes chamois et habits bleus à revers rouges, avec lesquels se querellaient souvent les soldats français, rebelles à l’autorité ; les colonels aux shakos décorés d’un plumet ou d’une aigrette ; les généraux à bicorne dont l’importance se mesurait à la foule des flatteurs qui gravitait autour d’eux... Enfin, au sommet du panthéon de la mythologie impériale trônaient les grenadiers de la Vieille Garde, géants encore agrandis par leurs énormes bonnets d’ourson que leurs ennemis reconnaissaient de loin avec effroi, ces fidèles parmi les fidèles, ces troupes d’élite que Napoléon n’utilisait qu’en dernier recours, ces prétoriens qui n’avaient jamais perdu une bataille et dont la marche signait l’arrêt de mort de ceux qui tentaient de leur barrer la route... Tout ce monde bavardait, buvait, courtisait, dansait... Au fond de la grande galerie trônait une monumentale pendule en porcelaine de Saxe. On ne pouvait l’ignorer. Sa présence murmurait : « Dépêchez-vous, l’heure tourne et la vie est si brève... » Un message connu et ressassé, mais tellement vrai ! Et plus vrai encore pour ces militaires qui seraient peut-être tous morts dans un mois.
Les Autrichiens étaient également nombreux : sympathisants de l’Empire français, partisans d’une Révolution autrichienne ou simples curieux désireux de discuter avec quelques hauts personnages...
Margont aperçut enfin Luise, qui venait de se libérer d’une conversation, mais se garda bien de lui faire signe ou d’avertir Relmyer. Elle était sublime. Sa robe blanche, aux plis organisés pour évoquer le drapé antique des toges, atténuait la blancheur de son teint. Les manches bouffaient au niveau des épaules puis cessaient d’exister. De longs gants s’étiraient jusqu’au coude. Ses escarpins battaient la cadence, tantôt celle des valses, tantôt celle de son impatience. Un noeud rouge lui tenait lieu de ceinture alors que les autres invitées avaient opté pour des ceintures dorées ou crème. Non seulement cet écarlate accrochait hardiment l’attention, mais l’insolent insistait puisqu’il se manifestait également par une fleur épinglée sur la poitrine. Blanc et rouge – les couleurs de l’Autriche – et l’écarlate sur le coeur : Luise affichait ses convictions patriotiques. Elle devait s’irriter de voir ses parents accueillir ainsi des Français chez eux. Sa coiffure n’avait pas changé et Margont s’en réjouit, car cette mode des coupes à la Titus – cheveux très courts et frisés – lui déplaisait. Il ne comprenait pas que l’on veuille vivre avec mille huit cents ans de retard. Et, heureusement, elle n’arborait pas l’une de ces ridicules couronnes de fleurs tombées d’un tableau fantasmagorique brodant sur les Muses. Luise ne les avait pas encore aperçus et les cherchait elle aussi. Combien il était délicieux de pouvoir observer à la dérobée une femme qui vous attirait ! Margont pouvait la contempler au-delà des convenances. Il voulait capter l’instant où elle allait enfin l’apercevoir. Il guettait ce bref laps de temps écrasé entre la recherche anxieuse et le moment où les obligations sociales reprendraient le dessus. Cette seconde de vérité durant laquelle l’émotion et la surprise feraient brièvement tomber ce masque que la société vous obligeait à appliquer sur votre visage. Hélas, Relmyer adressa un signe de la main à Luise et, lorsque cette expression de joie intense se peignit sur les traits de celle-ci, Margont fut incapable de dire quelle part revenait à Relmyer et quelle part était la sienne.
Margont et Relmyer contournèrent la piste de bal où les couples, se tenant par la main, bras levés, composaient des motifs complexes à l’harmonie agréable, mais artificielle. Ils passèrent devant l’orchestre – perruques poudrées, livrées ocre, bas de soie et dynamisme muselé par la bienséance –, déclenchèrent une tempête de glousseries qui agita des éventails tandis qu’ils frôlaient une assemblée de demoiselles en quête de cavaliers et rejoignirent Luise qui avait marché à leur rencontre. Celle-ci fixait Relmyer, les yeux embués par les larmes. Son trouble, mal interprété, lui valut les regards foudroyants de quelques dames choquées.
— Tu as grandi... balbutia-t-elle platement.
Relmyer était tout aussi ému. Mille phrases leur venaient à l’esprit, mais ils ne parvenaient pas à en prononcer une. Leur bonheur, évident à voir et inexprimable, se mêlait à leur tristesse. Car leur réunion soulignait l’absence de Franz. Leur couple était un trio amputé.