CHAPITRE X
Mme Blanken ne correspondait pas au portrait qu’en avait brossé Relmyer. Celui-ci la disait insensible. Pourtant, elle eut un sourire affectueux quand elle aperçut Luise. Sourire qui se décomposa au moment où ses yeux se posèrent sur Relmyer. Luise la salua par une révérence. Margont imagina une rangée de petites filles, dont Luise, s’inclinant pareillement sur le passage de Mme Blanken, dans un long couloir.
— Madame Blanken, j’aimerais que vous acceptiez de parler avec Lukas durant quelques minutes, implora Luise.
La vieille dame se tourna vers Margont qui se présenta.
— C’est un ami, expliqua Luise. Il nous aide dans nos recherches... Lukas et le capitaine Margont souhaitent se rendre à votre orphelinat pour interroger des proches de Wilhelm...
Les traits de Mme Blanken se crispèrent ; ils conféraient à son visage une allure de nappe froissée. Elle lança sèchement :
— Qu’ils s’en approchent et je les fais arrêter tous les deux ! Soyez assurée que j’y parviendrai. Aisément, d’ailleurs. Le général de Lariboisière loge chez moi...
Elle ignorait ostensiblement Relmyer. Lui serrait les
101 dents, raide comme une épée. Luise cherchait une issue là où il n’y en avait pas.
— Laissez-les donc faire, je vous en prie. Que cette histoire se termine le plus vite possible et que nous soyons enfin tous libérés ! Autorisez Lukas à aller là-bas, qu’il trouve ce qu’il pourra y trouver ou qu’il ne découvre rien, mais, par pitié, qu’il se débarrasse de cette affaire !
Mme Blanken lui prit la main.
— Il y est déjà allé. Il ne vous l’a pas dit ?
Tous trois se tournèrent vers Relmyer qui, jusqu’à présent, avait été ignoré.
— Pourquoi nous avoir caché que vous vous étiez rendu à Lesdorf ? s’énerva Margont.
— Ce n’était qu’un détail et je n’y ai rien appris... C’était peu avant la bataille d’Essling. Wilhelm avait disparu, j’étais très inquiet pour lui. Je vous rappelle, madame, que j’ai à peine eu le temps de parler à deux ou trois personnes avant que vous ne me fassiez chasser.
Mme Blanken se rapprocha de Relmyer.
— Quel toupet ! Vous osez vous plaindre d’avoir été jeté dehors ? Avec l’esclandre que vous avez déclenché ? Vous avez forcé l’entrée de mon orphelinat en bousculant le concierge et son fils, vous vous êtes mis à crier pour exiger de voir untel et untel, vous avez terrorisé tout le monde en marchant comme un furieux dans les couloirs... Quand on s’amuse à faire le renard dans un poulailler, on ne s’étonne pas ensuite de voir rappliquer le fermier avec son fusil ! Nous avons dû alerter la gendarmerie impériale pour vous déloger ! Vous avez de la chance que Luise vous chérisse. C’est pour elle que j’ai fermé les yeux. Une fois ! Mais approchez-vous encore de Lesdorf, vous ou vos hussards, et vous verrez !
— Et si je venais seul ? proposa Margont.
— Même mal, même remède. Il faut laisser faire la police. Bien sûr, la plupart des policiers ont fui Vienne ou ont suivi l’armée autrichienne. Le peu qui reste a déjà bien assez affaire en assurant l’ordre, conformément aux ordres de votre Napoléon. Mais, dès que la guerre sera terminée, la vie reprendra son cours normal et une enquête débutera. D’ici là, malheureusement, nous ne pouvons qu’attendre...
Relmyer était en ébullition.
— C’est tout ? L’homme qui a tué Franz a récidivé avec Wilhelm et vous, vous proposez de patienter jusqu’à la fin des combats ? Quant à la police autrichienne, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne brille pas par son efficacité.
Mme Blanken le toisait avec mépris.
— Parce que vous avez mieux à suggérer, peut-être ? Vous voulez mener votre propre enquête ? Vous allez encore insulter le monde entier et faire tout votre vacarme ! Où cela vous mènera-t-il ? Nulle part ! Cependant, j’ai quelque chose à vous montrer, à vous, mais aussi à Luise.
Mme Blanken exhiba un carnet qu’elle tenait discrètement à la main. Un peu plus tôt, Margont avait noté ce détail pour l’oublier aussitôt. Voilà que, maintenant, ce petit objet devenait momentanément le centre de l’univers.
— Je me doutais que Luise vous inviterait à cette soirée et que vous en profiteriez pour tenter de discuter avec moi, reprit-elle tout en gardant le calepin emprisonné dans ses doigts osseux. En dépit de notre désaccord, je tiens à vous montrer que vous vous trompez sur mon compte. J’ai toujours eu à coeur de protéger les jeunes gens qui m’étaient confiés. Puisque la police a échoué, j’ai moi aussi mené mon enquête, mais à ma manière. Avec soin ! Je la poursuis encore, d’ailleurs. Si vous n’étiez pas parti, Lukas, je vous aurais fait part de mes premiers résultats. Et à vous également, Luise, si vous n’aviez pas rompu tout lien avec moi parce que vous m’estimiez responsable de la fuite de Lukas. J’ai dressé la liste de tous les pensionnaires disparus, non seulement ceux de Lesdorf, mais aussi ceux des orphelinats voisins. Ensuite, j’ai essayé de savoir ce qu’il était advenu de ces jeunes gens. Je voulais me pencher sur chaque cas afin de m’assurer que certaines disparitions ne cachaient pas en réalité un enlèvement, voire pire. J’en ai recensé quarante entre 1803 et 1809. Je n’ai pas pu remonter plus tôt que 1803. Après de longues investigations que j’ai menées moi-même ou financées, j’ai pu retrouver la trace de vingt-neuf d’entre eux. J’ai noté les noms de ces garçons et de ces filles, la date de leur disparition, quand et où ils étaient finalement réapparus lorsque tel était le cas.
Elle tendit le carnet à Luise qui l’ouvrit, mais Relmyer le lui prit des mains. L’écriture, appliquée, scolaire, alignait méticuleusement les informations. Mme Blanken se montrait heureuse de pouvoir prouver sa bonne foi. Elle souriait, confiante, s’attendant à ce que Luise et Relmyer reconnaissent ses efforts et lui présentent des excuses pour l’avoir si souvent critiquée. Mais les choses se déroulèrent tout autrement. Relmyer tressauta, frappé par un coup invisible, et s’emporta.
— Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ? Comment avez-vous pu inscrire que Mark Hasach avait servi dans l’armée ? Vous avez noté qu’il avait disparu en décembre 1804 et qu’il avait été tué le 2 décembre 1805, à la bataille d’Austerlitz, à laquelle il avait participé en tant que soldat de l’Infanterieregiment 20 Wenzel Kaunitz. C’est impossible ! Je le connaissais : lui aussi était pensionnaire à Lesdorf, précisa-t-il à Margont. Sa bouche était dans un état épouvantable, emplie de chicots. Or une mauvaise denture constitue
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l’un des rares motifs qui empêchent d’intégrer l’armée, car il faut être capable de déchirer ses cartouches avec les dents pour pouvoir verser la poudre dans le canon de son fusil. De toute façon, il haïssait les militaires parce que la guerre avait emporté ses parents.
Mme Blanken fronça les sourcils.
— J’ignorais tout cela. Mais que voulez-vous dire exactement ?
Relmyer feuilletait le calepin à toute vitesse, en tournant les pages à les déchirer.
— Et celui-ci ! s’exclama-t-il. Albert Lietz : disparu en août 1805 et soi-disant mort à la bataille d’Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 29 Lindenau. Lui aussi, je le connaissais ! Je vous jure qu’il est impossible qu’il se soit jamais engagé dans l’armée ! Albert était le plus grand couard qu’on ait jamais vu. Quand il avait quinze ans, il avait peur de ceux qui en avaient douze et il se laissait taper par eux. Tu t’en souviens, Luise ? Il sanglotait à la moindre remarque. Le seul fait de marcher dans sa direction le faisait fuir ! Il est impensable qu’il ait pu devenir soldat !
— C’est exact, confirma Luise.
— Un poltron en 1804 qui se transforme en combattant en 1805 ? Et là ! Ernst Runkel ! Il disparaît en octobre 1805 et il réapparaît mort à Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 23 Salsburg ! Ernst, un soldat ? Ce bigot rêvait de devenir prêtre ! Il lisait la Bible toute la journée, il était enfant de choeur, il nous assommait de paraboles...