Выбрать главу

— Sauf moi ! objecta Relmyer.

— La seule preuve de cette manipulation : c’est Luise et vous qui la détenez. Peu de personnes connaissaient suffisamment bien ces jeunes gens pour affirmer avec certitude qu’ils ne seraient jamais devenus soldats. Les victimes sont rattachées à des régiments différents, car le contraire aurait attiré l’attention. Cela nous indique que la falsification a eu lieu au niveau des registres. Autrement, l’assassin aurait dû faire appel à un complice dans chaque régiment, ce qui est trop compliqué et trop risqué, quelqu’un aurait fini par parler. Nous avons désormais une piste : découvrir qui a truqué les registres militaires. Il s’agit de l’assassin lui-même, ou d’un complice.

— Un complice... répéta Relmyer.

Jusqu’à présent, il avait assimilé son combat à un duel. C’était la raison majeure pour laquelle ce type d’affrontement l’obsédait et avait fini par le fasciner. Or voilà qu’apparaissait la possibilité que les choses fussent plus complexes encore. Luise ne retenait pas ses larmes. Elles roulaient sur ses joues et s’écrasaient sur le décolleté de sa robe.

— Nous savons maintenant pourquoi il s’en prend à des orphelins. Des parents ne seraient pas tombés dans le piège. Ils auraient crié à cet imbécile de Mallis que les registres étaient faux. Alors cet Oberstleutnant aurait réclamé des vérifications ! Quant à Mme Blanken, elle a porté seule sur ses épaules des recherches qui auraient dû être menées par des dizaines de pères, mères, frères, soeurs, grands-parents, oncles et tantes ! Cette foule en colère aurait brisé le silence et harcelé sans relâche les autorités, tant et si bien que celles-ci n’auraient jamais abandonné l’enquête. Pourquoi toujours nous ? N’est-ce pas assez de ne pas avoir de famille ? Faut-il en plus que notre solitude attire de tels monstres ?

Pour la première fois depuis leurs retrouvailles, Relmyer exprima de la tendresse pour Luise. Il la serra dans ses bras, ignorant les regards outrés qui s’accumulaient sur leurs épaules. Margont l’enviait. Il aurait voulu avoir ce geste. Il sentit qu’il avait franchi un cap, dépassé une limite sans s’en apercevoir. Désormais, quoi qu’il arrive, même si cela devait lui prendre un, deux voire dix ans, il n’abandonnerait pas cette affaire avant de l’avoir résolue. D’une certaine manière, il était devenu un second Relmyer.

Celui-ci libéra finalement Luise alors qu’elle souhaitait prolonger ce moment.

— Le meurtre de Wilhelm et votre retour n’étaient effectivement pas une coïncidence, ajouta Margont. La guerre vous a ramené ici. De même, l’assassin sait qu’il peut recommencer à frapper avec le moins de risques possible. Car on n’a pas fini de compter les morts au champ d’honneur... Si cet homme n’avait pas été surpris par une patrouille, nul doute que le nom de Wilhelm serait apparu sur la longue liste des victimes autrichiennes d’Essling. L’assassin profite des combats.

La plupart des disparitions ont eu lieu en période de guerre. Dans ces moments-là, les armées recrutent à tour de bras et les disparitions se multiplient : fuites pour éviter l’enrôlement ou, au contraire, engagements spontanés... Les enlèvements se noient dans la masse des absences inexpliquées. Quant à la police, elle est débordée et désorganisée quand le pays est envahi. L’assassin dissimule ses traces encore mieux qu’avant : la guerre est devenue sa « saison de chasse ». Je vous le dis, c’est un charognard ! On peut craindre qu’il recherche déjà une nouvelle victime...

— Bien sûr qu’il va tuer à nouveau ! s’écria Relmyer.

Des têtes se tournèrent dans sa direction. Le chef d’orchestre flancha et les musiciens émirent quelques fausses notes. Il leur fit de nouveau face et amplifia ses gestes. La musique devint plus forte, c’était flagrant. Relmyer se plaça au milieu de la piste de danse, bousculant les couples et se faisant percuter par eux.

— Inutile de jouer fortissimo, ils sont tous sourds ! lança-t-il à pleine voix.

L’orchestre s’obstinait, des danseurs fuyaient la piste, des officiers furieux marchaient vers Relmyer, des invités interloqués s’adressaient des coups d’oeil...

— Lukas Relmyer le trouble-fête vous souhaite une excellente soirée ! vociféra-t-il. Dansez, dansez ! Un jour viendra où vous serez bien obligés d’ouvrir les yeux et les oreilles !

Il se précipita sur une porte-fenêtre et l’ouvrit à la volée pour sortir. Il avait besoin d’air. Margont le suivit. Des couples se reformèrent et reprirent leur valse. Le caillou avait traversé la mare et celle-ci faisait déjà mine de l’avoir oublié.

Relmyer marchait vite, les dents serrées, la respiration bruyante. Margont le talonnait.

— Je comprends votre colère, mais la priorité est d’identifier cet homme et de l’arrêter. Ensuite, vous pourrez à loisir régler vos comptes avec...

— Je ne supporte plus leur silence ! Il hurle à mes oreilles, il est assourdissant, il me tue !

Il se passa alors quelque chose de tout à fait étonnant. Piquebois, adossé à un bâtiment annexe, contemplait les étoiles. Ayant reconnu la voix de Margont, il tourna la tête dans cette direction. Relmyer et Pique-bois ne s’étaient jamais rencontrés. Pourtant, au moment où Relmyer l’aperçut, il se figea net.

— Lieutenant Piquebois ? demanda-t-il.

— Pour vous servir, lieutenant Relmyer, alias la Guêpe, répondit joyeusement Piquebois.

Une lueur d’excitation dansait dans les yeux de Piquebois et un sourire exalté avalait son visage. À peine ces deux hommes s’étaient-ils croisés que ce contact avait généré une étincelle de folie qui les embrasait tous les deux.

— Un duel amical ? proposa Piquebois tandis que Relmyer dégainait déjà son sabre, comme si les mots devenaient superflus quand il existait une telle harmonie de pensées.

Margont se raidit, désignant les deux officiers d’un index menaçant.

— Je vous l’interdis formellement ! Lukas, rengainez !

Relmyer se débarrassa de sa pelisse.

— Avec Margont, cela ne fait qu’un seul témoin.

Piquebois jeta son habit à terre.

— Ne perdons pas de temps à en trouver un second. Puisque Quentin est un ami commun, comptons le double.

Margont se plaça entre eux, ce qui pouvait être dangereux si l’un d’eux considérait cela comme un affront.

— Lieutenant Piquebois, vous rengainez séance tenante ou je vous fais jeter aux arrêts.

Margont levait déjà le bras pour attirer l’attention d’une sentinelle plus occupée à déshabiller les belles Autrichiennes dans ses rêveries qu’à garder les alentours. Piquebois effectuait des moulinets pour s’échauffer le poignet.

— Nous faire emprisonner n’y changera rien, Quentin. Relmyer et moi, nous nous battrons en duel dès notre sortie.

— Ou même en prison, surenchérit Relmyer. Nous saurons bien convaincre nos gardiens de nous armer et ils se régaleront du spectacle.

C’était aberrant, mais il avait raison. Margont tentait envers et contre tout de les raisonner, mais les deux lieutenants ne l’écoutaient plus.

— Au 8e hussards, on ne cesse de vanter vos mérites, le complimentait Relmyer avec envie.

Piquebois jubilait.

— On en dit trop ! Quant à moi, j’ai entendu dire que votre lame était sans pareille. Il faut absolument qu’elle rencontre la mienne.

Tout en parlant, ils se jaugeaient du regard, échauffaient leurs muscles et se déplaçaient lentement, avec fluidité, vers un réverbère situé immédiatement derrière la grille du jardin. On assistait à un rituel fait de séduction et de mort, un pas de danse qui vous entraînait avec grâce vers la tombe.

— Qui touche fait mouche ? proposa Piquebois.

Relmyer était aux anges.

— Il n’y a pas mieux ! Puisque c’est purement intellectuel, autant s’arrêter au premier sang. De toute façon, je ne vais pas vous occire. Les amis de mes amis sont mes amis...

— Évidemment que vous n’allez pas me tuer puisque c’est moi qui vais vous expédier dans un brancard.

La sentinelle vint se figer au garde-à-vous devant Margont.

— Allez chercher un docteur. Demandez le médecin-major Brémond.

— Prêt ? demanda Piquebois.

— Toujours !

Piquebois attaqua avec un ample couronné à peine retenu. L’une de ses bottes dont le mouvement circulaire brisait la tempe de l’adversaire comme une coque de noix. Relmyer esquiva. Piquebois se lança alors avec fougue dans sa tactique favorite : attaques à bras raccourci, battements, fausses attaques, feintes, tentatives de désarmement, attaques composées, ripostes, parades et parades trompées, enchaînements agressifs, retraites inattendues et bien d’autres encore, le tout ponctué de changements de rythme incessants. Cette multiplicité étourdissante le rendait imprévisible. Dans un combat avec Piquebois, on ne savait pas sur quel pied danser. On se noyait dans cette cacophonie calculée avant d’être touché par le coup final, toujours totalement déroutant. Ses attaques étaient précises et difficiles à parer, c’est pourquoi Relmyer se démenait, de plus en plus concentré, esquivant vivement ou déviant la lame adverse. Piquebois déployait une force que son corps n’aurait pas laissé soupçonner. Quand son sabre butait bruyamment contre celui de Relmyer, des étincelles jaillissaient et l’Autrichien grimaçait de douleur. Le hussard bougeait beaucoup pour éviter les coups. Chacun adaptait rapidement sa tactique. Piquebois mit moins de violence dans ses assauts, car celle-ci n’impressionnait aucunement Relmyer. Il y gagna encore en précision. Relmyer cessa de vouloir fatiguer Piquebois. Il venait de prendre la mesure de l’endurance du Français qui se démenait comme un diable sans s’essouffler ni faiblir. Piquebois rabattait Relmyer vers l’angle situé entre la conciergerie et la grille d’enceinte. Sans espace, Relmyer ne pourrait plus esquiver aussi facilement. Celui-ci lança un coup d’estoc en direction du visage de Piquebois. Il visait le menton, mais son offensive l’obligeait à s’exposer. Piquebois para et se fendit pour enchaîner immédiatement par un assaut en direction du flanc. Relmyer, qui n’avait mené son action que pour inciter Piquebois à réagir de la sorte, dévia le sabre adverse dont il avait anticipé le trajet et sa lame – juste la pointe – se ficha dans l’épaule gauche de son adversaire. Piquebois cligna des yeux. Une tache sombre grandissait sur sa chemise. Il regarda sa blessure avec le même étonnement que s’il avait contemplé une prairie d’herbe bleue sous un ciel vert. Il s’effondra et se retrouva assis, les jambes écartées, le sabre encore à la main. Jean-Quenin Brémond se précipita à son secours. La musique du bal, en bruit de fond, devenait de plus en plus audible au fur et à mesure que des invités ouvraient les fenêtres pour voir ce qui se passait. Piquebois ignorait le médecin-major.

— Vous êtes fou, Relmyer... Lancer une fausse attaque pour faire réagir l’adversaire, oui. Seulement, lancer une véritable attaque pour obtenir la même chose alors que votre adversaire est d’un niveau élevé... J’ai failli vous tuer...

Relmyer acquiesça. Il respirait vite. Il savait qu’il avait frôlé la mort.

— Si mon attaque avait été feinte, incomplètement développée, elle ne vous aurait pas berné. J’ai pris des risques, certes. Mais c’est vous qui êtes à terre.

Margont suffoquait de colère.

— Bravo, Antoine ! Tu es content maintenant ?

— Oui, murmura Piquebois.

Et le pire, c’est qu’il l’était vraiment.