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— Une autre façon de procéder ? répéta Relmyer en butant sur le mot « autre ».

Il s’immobilisa net, au coeur de la Stephansplatz. La Stephansdom, la cathédrale Saint-Étienne, était dotée d’une unique flèche, car l’argent et l’énergie prévus pour ériger la seconde avaient été dépensés pour renforcer les fortifications avant le premier siège turc, celui de 1529. Dans le dos de Relmyer s’élevait ce clocher gothique dont la déroutante complexité de pierre semblait incarner les interrogations et les inquiétudes du jeune hussard.

— Adressons-nous à l’une des personnes qui remplissent ces registres, expliqua Margont. Indirectement, bien sûr. Il nous faut convaincre un sympathisant de la cause autrichienne demeuré à Vienne d’accepter d’en parler à des partisans. Certains de ces derniers franchissent régulièrement la ligne de front et pourraient tenter d’obtenir le renseignement que nous cherchons. Après tout, nous nous moquons des registres eux-mêmes, ce qui nous intéresse, c’est la liste des noms de ceux qui les remplissent. Or ces bureaucrates ont dû suivre l’armée autrichienne afin d’éviter d’être arrêtés et interrogés au sujet des effectifs ennemis. Si les gens comprennent dans quel but nous cherchons cette information, peut-être nous la livreront-ils.

Relmyer étudiait cette nouvelle piste, évaluant le pour et le contre.

— Cela serait long, sans doute plusieurs jours, quoique moins long qu’avec ma méthode, je le concède. Hélas, cela ne peut pas marcher. Il faudrait trouver un sympathisant autrichien, le persuader de notre sincérité, qu’il accepte et qu’il dispose d’un crédit tel qu’il puisse à son tour convaincre les combattants auxquels il s’adressera. Nous ne trouverons jamais un tel homme.

Margont sourit.

— Et que pensez-vous de Luise ?

CHAPITRE XII

Dans un premier temps, Relmyer avait décliné la proposition de Margont pour protéger Luise, puis il avait accepté de faire confiance à ce Français.

Margont et Lefine patientaient dans le salon des Mitterburg tandis que Relmyer discutait avec Luise. Un domestique en livrée bleu-noir les surveillait, méprisant. Cela énerva Lefine qui se laissa tomber sur un divan, croisa les jambes et se mit à fredonner : « Ah ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne, ah ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates on les pendra. » Le serviteur répliqua par une marche militaire autrichienne. Cette scène anecdotique désespérait Margont. Elle résumait le paradoxe de l’Empire. Les Français, par centaines de milliers, enchaînaient les guerres pour apporter les idéaux de la Révolution aux populations européennes et, au lieu de propager des flambées républicaines, ils ne faisaient qu’exacerber le nationalisme dans sa conception la plus guerrière. Cela avait commencé avec la Prusse. Puis l’Espagne, maintenant le Tyrol et l’Autriche... Où étaient les erreurs ? Qui les commettait ? Comment les corriger avant que l’Empire ne finisse écrasé par un soulèvement européen généralisé ?

Lefine remarqua que, plus il paraissait à son aise, plus le domestique s’irritait. Il renversa sa tête en arrière et soupira avec nonchalance.

— Pourquoi Relmyer n’a-t-il pas pensé le premier à Luise ?

— Je crois qu’il souhaite la tenir le plus possible à l’écart de cette enquête.

— Peut-être, mais elle s’y trouve finalement bel et bien mêlée. Relmyer a réussi à nous impliquer dans son combat. Maintenant, Luise nous rejoint... Il nous entraîne les uns après les autres avec lui, au bord du gouffre...

Margont se sentait oppressé par cette pièce qui ne présentait pourtant rien d’inattendu, au contraire. Un portrait de Mozart, des fauteuils confortables aux sages broderies florales, des vases, une cheminée dont la tablette était décorée de petits objets : statuettes, boîtes laquées, éventails... Rien ne manquait à ce classicisme, pas même les tableaux antiques et le piano orné d’une partition. La Flûte enchantée, naturellement. La seule note originale résidait dans une collection de soldats de plomb ou d’étain disposée sur un guéridon, au nombre de sept. Deux chevaliers en ronde bosse soigneusement détaillés dataient du XVIIIe. Leur plomb valait son pesant d’or. Fait original, toutes ces figurines se rattachaient au Moyen Âge. L’une attaquait à la lance, l’autre à l’épée tout en s’abritant derrière un écu, une troisième brandissait une masse d’armes... Une poignée de combattants lancés dans une croisade connue d’eux seuls. Margont réalisa que ce qui l’irritait dans ce salon c’était justement ce conformisme servile. La mode était à la peinture antique ? Vite ! Deux colonnes ici et un temple de Delphes au-dessus du divan. On découvrait tout à coup que Mozart était un génie ? Un génie autrichien, qui plus est ! Mort, certes, dans la misère et enterré dans une fosse commune avec trois pelletées de chaux, mais ne ressassons pas les erreurs du passé. Bien : on s’arrangeait pour se procurer la copie d’un portrait. Tout cela était légitime. Les gens menaient leur vie à leur guise et tant pis s’ils décidaient de déléguer leurs choix aux autres. Non, ce qui troublait Margont, c’était qu’il retrouvait là le « demi-silence » qui avait entouré l’enquête concernant le meurtre de Franz. Cette obsession du conformisme participait à la loi du silence. Car, si les gens se soumettaient même chez eux, il était peu probable qu’ils osent contredire les autres et s’affirmer en place publique. Du coup, tous ces objets ordinaires et prévisibles chez les gens aisés lui parurent soudain pesants, étouffants.

Relmyer revint avec Luise et la vieille dame qui la suivait tandis qu’elle errait au milieu des blessés d’Essling. La jeune Autrichienne contrastait avec cet être terne vêtu de gris. Margont salua courtoisement Luise sous le regard inquisiteur de son accompagnatrice. Luise lui présenta celle-ci en s’exprimant en français.

— MmeHilde. J’aurais préféré un chiot, mais j’ai eu ce chaperon. Les chiots jappent. Cependant, ils sont affectueux et se calment quand on leur offre un sucre. Les chaperons cancanent, radotent et mordent même parfois. Et impossible de les enfermer dans le salon si l’on souhaite se promener sans eux. Rassurez-vous, Mme Hilde et mon domestique ne comprennent pas le français.

Mme Hilde intervint d’une voix mélodieuse inattendue :

— Mademoiselle Mitterburg, il serait plus convenable de parler autrichien.

— Certes. Hélas, le capitaine Margont et son ami Lefine n’entendent rien à notre langue. Quel dommage !

Tandis que Mme Hilde cherchait une solution ― employer l’espagnol ? mais ne risquait-on pas de paraître ridicule ? Ses yeux suffisaient-ils à garantir la bienséance ? – , Luise déclara :

— J’accepte de vous aider. Hélas, je ne peux pas certifier que j’obtiendrai une réponse. Et quand bien même, elle sera sûrement partielle. Une foule de gens participent à la bonne tenue des registres militaires : des noms risquent d’être oubliés...

— Nous utiliserons ce que l’on voudra bien nous donner.

— Et cela va prendre des jours...

— Avons-nous d’autres choix ?

Relmyer n’était pas de cet avis.

— Remuer de fond en comble les archives autrichiennes ! Voilà ce qu’il faut faire ! Je commence immédiatement.

Luise l’invita vainement à s’asseoir d’un geste de la main.

— Mais... Vous allez bien rester un peu... Cette affaire t’épuise, Lukas, repose-toi au moins durant quelques minutes... Juste le temps d’un café ou d’un cacao...

Relmyer secoua la tête. Buté. Intraitable. Margont se sentait obligé de l’accompagner, car son ami n’obtiendrait pas facilement l’autorisation de compulser les archives du fait de ses origines autrichiennes. Relmyer s’apprêtait à sortir lorsqu’il aperçut la collection de figurines. Il se figea, stupéfait. Il adressa un nouveau regard à Luise et voulut dire quelque chose, mais, les mots ne venant pas, il lui effleura finalement le bras sous le regard scandalisé de Mme Hilde. Puis le jeune hussard s’engouffra dans la rue comme s’il avait plongé dans la mer.