Margont le suivait avec peine, lui qui avait pourtant l’habitude de marcher à toute allure. Lefine avançait normalement, loin derrière, en secouant la tête. Margont enrageait d’avoir dû quitter Luise, mais il comprenait la réaction de Relmyer. Celui-ci se précipitait vers ce qu’il pensait être une voie de salut comme lui-même s’était mis à courir lors de ses tentatives d’évasion de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. Il n’était pas seulement question d’arrêter un assassin et de briser le silence qui entourait cette affaire. Il fallait aussi se libérer de l’emprise des souvenirs qui revenaient sans relâche hanter vos pensées, en particulier dans les périodes d’inactivité, et vos rêves. Oui, c’était une guerre de libération.
CHAPITRE XIII
Le Kriegsministerium affichait la grandeur froide et oppressante des bâtiments administratifs imbus de leur importance. Les deux sentinelles qui encadraient l’entrée présentèrent les armes à Margont et à Relmyer. Leur rigidité martiale s’harmonisait à la perfection avec la façade.
Six autres soldats, en faction devant des colonnes en marbre, gardaient le vestibule, monumental. L’officier de permanence, un capitaine, avait disposé son bureau de façon à pouvoir surveiller le grand escalier sur sa droite et la porte à double battant sur sa gauche. Aidé de deux caporaux qui faisaient office de secrétaires, il dressait avec application des inventaires dans une forte odeur de cire, de vieux papiers, de poussière et de cuir. Méticuleux, il avait boutonné son col de façon protocolaire, s’étranglant pour satisfaire le règlement. Son visage, sanguin, empâté par la mauvaise circulation, se tourna vers l’un de ses sous-officiers.
— Vous vous êtes trompé de ligne, Carrefond ! Petit désordre, grande catastrophe ! Encore une erreur et je vous fais muter dans les voltigeurs.
Il déchira la feuille et la jeta dans une corbeille qui débordait. S’adressant enfin aux nouveaux venus, il demanda :
— Que désirent ces officiers ?
Relmyer le salua et exposa sa requête, évoquant sans la détailler « une affaire personnelle d’une extrême gravité ». Le capitaine se montra étonnamment aimable. Il lui confirma que l’on n’avait pas pu se saisir des registres consignant les états de situation de l’armée autrichienne. Il annonça que, par principe, il était réticent à laisser quiconque brasser des documents sans une autorisation officielle. Puis il ajouta que les Français s’étaient emparés de Vienne depuis maintenant trois semaines. Les archives demeurées dans la capitale avaient donc déjà été examinées en partie. Il précisa que l’on commençait à désespérer d’y trouver quoi que ce fût d’intéressant concernant l’armée ennemie. L’Empereur préférait finalement s’en remettre uniquement à ses espions, aux reconnaissances effectuées par ses soldats et à ses alliés russes, polonais, bavarois... L’officier de permanence conclut ce discours en déclarant qu’il s’opposait à ce que Relmyer fouillât dans le Kriegsministerium.
Ce refus contrastait sensiblement avec le peu d’importance que l’on accordait encore à ces documents. Relmyer perçut ce qu’il y avait à deviner et étala des pièces de vingt et quarante francs sur le bureau de l’officier. Les pièces d’or brillaient sous le soleil comme une constellation dans un ciel d’ébène. Lefine se sentit tanguer. Le fou, qui transportait sur lui une somme pareille et l’offrait pour soudoyer un bureaucrate ! Relmyer brandit une deuxième poignée qu’il se mit à déverser avec mépris, pièce par pièce, bruyamment. Le capitaine ramassait aussitôt chacune d’elle avec la voracité d’une poule picorant des graines. De sanguin il vira à l’écarlate. Il y avait là des mois de solde, une partie de la vie de soldat de Relmyer.
— Venez quand vous voulez, déclara servilement l’officier. Je vous ferai avertir si jamais il vous faut vous cacher à cause d’une visite imprévue. Les archives sont entreposées à ce niveau et à l’étage. On en trouve aussi beaucoup au sous-sol et sous les combles, mais celles-ci sont plus anciennes.
À ce moment-là, Relmyer connut un regain d’espoir, regain qui s’effondra dès qu’il eut passé la porte à double battant.
La pièce, haute et profonde, n’était qu’un gigantesque capharnaüm. Des papiers piétinés et des monceaux de registres jonchaient le parquet. D’interminables rayons tapissaient les murs du sol au plafond, tantôt encombrés de documents, tantôt vides pour avoir vomi leur contenu par terre... Lefine leva la tête, certain d’apercevoir une toiture en ruine. Parce que, selon lui, tout ici avait été dévasté par une pluie d’obus, lors du bombardement de Vienne. Mais non. Les Autrichiens avaient mis à sac leurs propres archives et les Français avaient doublé ce désastre, chaos ajouté au chaos. Margont s’accroupit et ramassa un rapport abîmé rédigé dans une langue qu’il ne put même pas identifier.
— On ne sait pas exactement ce que l’on cherche, ni même si c’est ici et tout est sens dessus dessous.
Relmyer se plaça au début d’un rayon et entreprit de lire les titres des documents. Trois mètres au-dessus de sa tête, à mi-hauteur de la pièce, une longue coursive en bois croulait elle aussi sous les feuilles. Lefine rejoignit Margont.
— On s’en va et on revient le chercher dans dix ans ? proposa-t-il aimablement.
Margont décida malgré tout d’aider Relmyer. Il tenta de rationaliser cette folie. Il proposa toutes sortes d’idées : utiliser des craies pour cocher les documents examinés, prêter plus d’attention aux rayons ravagés et aux rapports déchirés, car peut-être ceux-ci avaient-ils justement été sabotés parce qu’ils étaient plus importants, se faire aider par des amis comprenant l’autrichien – à condition de ne pas les transpercer, avait ajouté Lefine dans un murmure... –, essayer d’interroger ceux qui avaient inspecté ces lieux avant eux...
Cependant, peu à peu, la détermination de Margont ploya sous le poids de ces tonnes de notes manuscrites. Il s’excusa et quitta les lieux en compagnie de Lefine, abandonnant Relmyer, perché sur une échelle, esquif à la dérive dans un océan de papier.
CHAPITRE XIV
Le temps paraissait s’être figé, même si cette immobilité était le prélude à une accélération qui rétablirait le cours normal des choses. Les jours s’écoulaient, semblables à eux-mêmes dans les préparatifs militaires comme dans les moments de détente. Toutefois, une légère excitation s’emparait progressivement des esprits. L’Europe entière avait les yeux rivés sur ce fragment du Danube, petit ruban bleu qui séparait deux armées enivrées par leur propre gigantisme.
Les obligations du service avaient immobilisé Margont dans l’île de Lobau. Aujourd’hui, il bénéficiait d’une journée de liberté, enfin, tel était son point de vue qui ne concordait pas avec celui de l’armée. Il n’était pas supposé se déplacer sans autorisation, mais il le faisait sans cesse. L’armée française comptait une grande proportion de combattants qui ne possédaient pas du tout l’esprit discipliné du soldat de métier. Lors d’une inspection, Margont avait entendu un soldat tutoyer l’Empereur ! Pour se plaindre de ne pas avoir encore reçu la Légion d’honneur, qui plus est ! Non seulement Napoléon ne s’était pas formalisé de cette insolence, mais il lui avait effectivement attribué la décoration après s’être fait confirmer ses exploits. Et ce n’était qu’un exemple parmi d’autres. Une multitude de volontaires s’étaient enrôlés pour défendre leur pays contre les invasions, pour protéger une liberté à peine acquise ou parce qu’ils avaient été séduits par le prestige des militaires victorieux (et ces volontaires-là tombaient de haut quand ils découvraient le vrai visage de la guerre). Les conscrits, eux, toujours plus nombreux, n’avaient pas demandé à être soldats. Après avoir plongé la main dans un sac devant monsieur le maire et les gendarmes, ils avaient tiré le mauvais numéro, celui qui vous expédiait à la guerre si vous n’aviez pas l’argent nécessaire pour payer un remplaçant. Tous ces gens détestaient les règlements trop rigides et les enfreignaient autant que possible. Margont, qui s’était porté volontaire pour défendre ses idéaux révolutionnaires, entrait dans cette catégorie-là. Il confiait donc souvent sa compagnie à Saber avant de disparaître. Cette fois-ci, comme Saber était absent, il la laissa à Piquebois, qui se remettait peu à peu de sa blessure. Pour une raison inconnue, Saber passait son temps dans un café viennois, le Milano, rue Kohlmarkt, et ne revenait que rarement, énervé et taciturne. Margont et Lefïne gagnèrent Vienne au galop. C’était à nouveau le moment de vivre.