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Vienne fourmillait de soldats en goguette. Lorsqu’elles faisaient leurs courses, les Autrichiennes rapportaient dans leur panier des oeufs, des légumes et une demi-douzaine de déclarations d’amour éternel, amour éternel qui durerait le temps de la campagne. Voilà ce qui s’appelait faire son marché.

Margont et Lefine se rendirent chez Luise où ils étaient attendus avec impatience. Elle se précipita sur eux alors que Margont avait encore un pied pris dans l’étrier. En proie à une grande tension, elle ne trouva pas ses mots.

— Lukas n’est pas avec vous ? finit-elle par demander après avoir à peine répondu aux salutations de Margont.

— Nous ne l’avons plus vu depuis trois jours. Il s’épuise dans ses recherches absurdes. Je pense que nous devrions essayer de le tirer de ses registres.

Luise acquiesça. Un domestique vint prendre les rênes des chevaux tandis qu’un autre se joignait à eux. Les Mitterburg avaient laissé des consignes pour que Luise ne sorte jamais sans escorte.

Durant le trajet, Luise ne desserra pas les poings.

— Pourquoi ne veillez-vous pas plus sur Lukas ? Cette histoire le détruit ! Bien sûr, il est difficile de faire quelque chose. Il est si têtu ! Mais vous pourriez... Je ne sais pas, moi...

— Commençons déjà par le trouver.

— Je fais tout pour obtenir les informations qu’il désire. Seulement, c’est si compliqué... Et puis, est-ce vraiment bon pour lui ? Il lui a déjà échappé une fois. Chercher à le rencontrer à nouveau, c’est forcer sa chance, jouer avec le feu.

Luise prit le bras de Margont. Celui-ci ralentit le pas.

— J’ai perdu mes parents, ensuite Franz. Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à Lukas. Je ne le supporterais pas.

Lorsqu’ils arrivèrent au Kriegsministerium, le capitaine de permanence les reçut avec le sourire du vendeur qui accueille ses meilleurs clients.

La pièce se trouvait dans un état de dévastation pire encore que la dernière fois. Relmyer laissait tomber les documents inutiles, noyant le désordre sous son propre chaos. Perché sur son échelle, comme s’il n’en était pas descendu depuis sa dernière rencontre avec Margont, il lâcha une énorme liasse qui s’écrasa sur un monticule dans un bruit d’explosion. Luise dut l’appeler trois fois pour qu’il consente à venir les saluer. En dépit du nombre étonnant de rayons qu’il avait vidés, il n’avait avalé que le centième de la part de titan qu’il voulait se servir. Son visage faisait frémir. Ses yeux, rougis, comme frottés avec du sable, cernés, enflés, les regardaient avec une fixité dérangeante. Son haleine avait des relents de sucs gastriques et il paraissait affamé. Son uniforme, froissé, empestant la sueur, reflétait sa débâcle intérieure.

— Vous venez m’aider ? interrogea-t-il avec un sourire épuisé.

Luise changea du tout au tout. L’instant précédent, elle avait les larmes aux yeux. Elle releva le menton et s’exprima d’une voix nette.

— Nous t’emmenons te promener dans Vienne. Nous irons aussi visiter les jardins du château de Schönbrunn. Ils sont si jolis... Tu te souviens d’eux ? Nous y allions, autrefois...

— Nous promener ? répéta Relmyer.

Il paraissait ne rien comprendre. Tout ce qui s’éloignait de son obsession était vide de sens pour lui.

— Oui, nous promener.

— À Schönbrunn ?

Luise haussa le ton.

— Nous allons marcher dans Vienne et dans Schönbrunn ! Crois-tu que je vais te laisser te tuer avec tes papiers ? J’exige que tu sortes d’ici !

Sa voix résonnait, butant contre les murs du Kriegsministerium comme elle le faisait contre l’esprit fermé de Relmyer.

Le jeune hussard se laissa entraîner plus qu’il ne donna réellement son accord. Luise décida qu’avant toute chose son frère devait manger. Margont proposa de se rendre au café Milano afin d’y retrouver Saber.

CHAPITRE XV

L’enseigne du Milano représentait une énorme cafetière en cuivre tenue par un petit Noir. La salle, bondée et bruyante, déplut aussitôt à Margont qui se demanda ce que Saber pouvait bien faire là pendant des journées entières. Lefine, en proie aux mêmes interrogations, suggéra une raison en désignant des billards, sans convaincre toutefois Margont. Saber était installé dans un angle de la pièce. Comme à son habitude, il avait pris possession des lieux. Sa table disparaissait sous des cartes, livres, gazettes, courriers... Sa façon même de se tenir, assis avec toute l’assurance du monde, concentré, donnait l’impression qu’il était chez lui et qu’il avait bien voulu tolérer que l’on transforme son bureau en café. Il discutait avec deux autres lieutenants. Aucun des nombreux clients debout n’osait leur réclamer l’une des chaises vides sur lesquelles ils empilaient des fatras de missives.

Margont les rejoignit et on échangea les présentations. L’un des lieutenants, un certain Valle, adressa un sourire exquis à Luise, qui afficha son désintérêt en se tournant pour commander des cafés et du pain avant d’« oublier » d’écouter la suite des compliments que lui servait cet officier. On n’entrait pas aussi facilement dans son monde. Saber manifesta de la froideur à Relmyer, à qui il en voulait toujours d’avoir blessé Piquebois. Il fit place nette sur les chaises vacantes en jetant par terre ce qui les encombrait et réagença ses documents. Comme Margont, Saber raffolait de l’état d’excitation que suscitait ce breuvage. Il buvait avec des gestes artificiels, maniérés. Un serveur apporta sur un plateau une myriade de tasses, une immense cafetière, un broc de lait et un autre de crème. Vienne était le paradis des buveurs de café. Saber transforma le sien en miel à coups de morceaux de sucre. Luise emplit de crème celui de Relmyer, plus pour le nourrir que pour lui faire plaisir. Margont appréciait le café pur, fort et amer. Lefine, lui, choisit de le « sucrer au schnaps » après s’être emparé d’une bouteille sur le comptoir. Luise ne commença à déguster sa boisson que lorsque Relmyer eut déjà vidé deux fois sa tasse. Margont dut insister pour que le domestique qui accompagnait Luise osât accepter une tasse. Ce dernier fut étonné d’être traité sur un pied d’égalité et, dans le secret de ses pensées, des idées républicaines germèrent. Le seul fait de se servir du café, de l’accommoder selon son choix, vous procurait un délicieux plaisir, exacerbé par la présence d’amis. C’était un moment si agréable... Margont oublia un instant la guerre. Saber s’empressa malheureusement de la lui rappeler.

— Voici l’Europe.

Lefine écarquilla les yeux en réalisant que Saber désignait des cartes. Des cartes ! Tous les états-majors en cherchaient. On les payait comme s’il s’agissait de toiles de maître ! De l’or ! Juste là, sous ses yeux !