— Voilà les Autrichiens, annonça Saber en renversant la boîte à sucre.
Les troupes autrichiennes vinrent prendre possession d’une partie du monde. Un monticule symbolisait l’armée de l’archiduc Charles. Saber disposa également des morceaux de sucre dans le Tyrol, en Italie et en Pologne. Il utilisa ensuite de la mie de pain pour matérialiser les forces françaises et alliées.
— Maintenant les Russes : sucre ou mie de pain ? plaisanta-t-il.
Il opta pour le pain même si ces « alliés » faisaient preuve de mauvaise volonté. En 1805, à Austerlitz, ils combattaient aux côtés des Autrichiens contre les Français. Quatre ans plus tard, les nouvelles alliances politiques avaient redistribué les cartes, mais le tsar Alexandre Ier jouait un double jeu. Quant aux soldats et aux généraux russes, têtus, ils répugnaient à soutenir les Français et les Polonais (surtout les Polonais qu’ils haïssaient). Ainsi, lorsque les quarante mille Autrichiens de l’archiduc Ferdinand envahirent le grand-duché de Varsovie, État allié de la France défendu par seulement seize mille Polonais, l’armée russe de Galit-zine, supposée secourir ces derniers, progressa avec un manque d’énergie manifeste. Et comme l’armée russe était déjà fort lente quand elle voulait être rapide, c’est dire si elle fut lente cette fois-là. On l’aurait dite fossilisée. Par conséquent, Napoléon courait le risque d’avoir à se départir de milliers de soldats pour soutenir le grand-duché de Varsovie et se protéger au nord. Saber exulta.
— Mais Poniatowski, le général en chef des Polonais, les a bien eus ! Quand il a compris qu’il ne pouvait pas leur tenir tête, il leur a mordu la queue.
Sur quoi, il déplaça les miettes polonaises en Galicie, au sud des Autrichiens. Il rajouta du pain en renfort, car cette province autrichienne était autrefois polonaise et accueillit Poniatowski en libérateur. Les sucres de l’archiduc Ferdinand repartirent précipitamment en Autriche pour ne pas se retrouver dangereusement isolés. Non seulement cette manoeuvre ne réussit pas à affaiblir Napoléon, mais elle fut même nuisible aux Autrichiens, empêchant les troupes de Ferdinand de rejoindre celles de l’archiduc Charles, car elles devaient continuer à faire face aux impétueux Polonais.
— Quel génie, ce Poniatowski !
Saber rayonnait. Il se prenait maintenant pour Poniatowski. Il avait envie de déplacer les troupes polonaises, de poursuivre le combat. Pourquoi s’était-on. arrêté en si bon chemin ? Saber avait participé à maintes batailles, il s’était retrouvé maculé de sang, le sien et celui d’amis fracassés par des boulets. Pourtant, il s’obstinait à considérer la guerre comme une partie d’échecs de haut niveau. Ses rêves de grandeur étaient imperméables aux hémorragies. Pendant longtemps, Margont lui en avait voulu pour ce qu’il avait cru être de l’insensibilité. Aujourd’hui, il se montrait moins catégorique. Saber se protégeait en jouant les aveugles. Le jour où il ouvrirait les yeux, il serait noyé et détruit.
— Le Tyrol ! Soulèvement général du Tyrol ! s’exclama Saber.
Des milliers de montagnards, furieux que les traités entre les puissants les aient placés sous la tutelle de la Bavière, avaient pris les armes. Leur meneur, Andréas Hofer, un aubergiste, avait remporté des succès, enchaînant les embuscades, attaquant les postes isolés, s’emparant d’Innsbruck et harcelant même la gauche de l’armée d’Italie du prince Eugène, beau-fils de Napoléon. Dans les États allemands, le major von Schill et le duc de Brunswick agissaient de même. Les Autrichiens priaient pour un soulèvement généralisé, mais on craignait encore trop la puissance de Napoléon. Saber saisit sa tasse et écrasa bruyamment le sucre tyrolien.
— Insurrection réprimée.
Dans l’esprit de Luise, Saber passa irrémédiablement dans la catégorie des déments sanguinaires. Elle avait aussi entendu dire que cette rébellion n’était pas encore battue. Le « sucre » avait, certes, encaissé un coup violent, mais il n’avait fait que se fragmenter et ses « morceaux » continuaient à poser des problèmes aux Français. Saber poursuivait sa démonstration. Des officiers français et des Autrichiens les avaient rejoints, constituant un public attentif, et il s’adressait maintenant plus à eux qu’à ses amis. Saber était admirablement bien renseigné. Il passait des heures à étudier les gazettes, les bulletins, des copies de rapports qu’il achetait à prix d’or ou qu’il obtenait par relation... Habituellement, les officiers de son rang n’étaient informés que de l’état de leur compagnie et de ce qu’il y aurait dans la soupe du soir. Mais Saber était persuadé qu’il serait un jour promu maréchal et il se comportait déjà comme tel. Sa carte commença à devenir claire aux yeux de Margont.
Le plan autrichien était génial. Il combinait des manoeuvres de grande ampleur pour attaquer simultanément partout les Français et leurs alliés. Au nord, en Pologne, au sud, en Italie, avec quarante mille hommes sous les ordres de l’archiduc Jean, au centre, avec l’archiduc Charles, et sur les arrières français, grâce aux partisans. Cette stratégie obligeait Napoléon à disperser ses forces et affichait la résolution de généraliser le conflit. Ce n’était pas une guerre franco-autrichienne, mais une guerre européenne opposant la France et ses alliés italiens et allemands à l’Autriche et à tous les pays qui la rejoindraient : l’Angleterre, la Prusse, certains des États allemands... Voire la Russie ? L’Autriche voulait constituer le fer de lance d’une vaste coalition.
Cependant, comme souvent dans ces cas-là, les alliés potentiels hésitaient. L’Angleterre avait promis de débarquer une armée en Hollande, mais reportait constamment cette opération. En revanche, en Espagne et au Portugal, les troupes anglo-portugaises et la résistance espagnole continuaient à mobiliser de nombreux soldats français. Quand Napoléon rappelait à lui des contingents stationnés en Espagne, il se renforçait face aux Autrichiens, mais il s’affaiblissait face aux Anglais. Il contrebalançait ce mouvement par un succès contre les Espagnols, mais il apprenait aussitôt après qu’une insurrection éclatait dans les Asturies et il redoutait une action de la Royal Navy. Les conflits prenaient des proportions monumentales. Tout était lié. Si l’Autriche battait une nouvelle fois Napoléon, alors la Prusse la rejoindrait, la guérilla espagnole ravagerait l’Espagne de plus belle et les Anglais enverraient effectivement une armée en Hollande. La Russie suivrait le mouvement. Une erreur, une défaite, un seul faux pas et l’Empire pouvait s’écrouler entièrement, de proche en proche, pays après pays. Margont vivait dans un monde extraordinairement précaire. Or, si ce dernier s’effondrait, les idéaux de la Révolution sombreraient-ils avec lui ?
L’index de Saber buta sur le nord de l’Italie et remonta vers le sud-est du gigantesque Empire autrichien, en Hongrie.
— L’armée d’Italie a refoulé les Autrichiens de l’archiduc Jean. L’Empereur marque des points sur tous les théâtres d’opérations secondaires et il fait venir à lui des renforts tout en empêchant l’archiduc Charles de recevoir les siens. Plus il bouscule ses adversaires, plus les velléités de rébellion se refroidissent.
Les armées principales ressemblaient à deux dames face à face s’immobilisant réciproquement au centre de l’échiquier tandis que, partout ailleurs, les pièces ne cessaient de se déplacer et de s’anéantir les unes les autres. À la fin de ces réagencements, l’une des deux reines se sentirait suffisamment soutenue par les autres pions pour passer à l’action.
— Il faut le faire général ! décréta un capitaine enthousiaste.
— C’est trop... murmura hypocritement Saber.
Luise se rapprocha de la table, prélude à un orage brutal.
— Sur votre jeu, il manque le sang. Le voilà.
Sur ce, elle renversa la cafetière sur la carte. La flaque de café s’étendit en mare, imbibant les mies de pain et dissolvant les sucres. Saber, par correction, n’émit aucun reproche et se contenta de retirer précipitamment ses documents. Relmyer éclata de rire comme un enfant, ce qui contribua à détendre Luise. Saber s’apprêtait à sortir, furieux, lorsqu’il se figea soudain.