— Il est là... murmura-t-il.
Sa colère s’était évanouie. Margont se demanda à qui l’on devait un tel prodige. Habituellement, son ami ne pardonnait jamais une humiliation et ressassait sans fin de vieilles histoires que tout le monde avait oubliées. Margont scruta la foule. Il ne pouvait pas s’agir de Napoléon, les murs et le plancher auraient tremblé sous les cris de : « Vive l’Empereur ! »
— Maestro Beethoven est là... reprit Saber.
Margont se pencha à l’oreille de Luise.
— Qui est ce Beethoven ?
Elle haussa les épaules.
— Un compositeur. Il a eu du succès par le passé et ses sonates lui ont gagné quelques irréductibles. Mais il n’arrive pas à conquérir le coeur du public et ses détracteurs sont légion. Il n’est pas Mozart...
Saber réagit vivement.
— C’est Mozart qui n’est pas Beethoven et non l’inverse !
Il était plus clair lorsqu’il parlait de la guerre.
— Enfin lequel est-ce, ce Beethoven ? s’énerva Margont.
Luise lui désigna un homme de quarante ans à l’allure curieuse. Des mèches rousses dépassaient ici ou là de sa perruque grise mal brossée. Sec, filiforme, il évoquait un insecte solitaire contraint par la faim de se déplacer à découvert. Absorbé par ses pensées, il évoluait dans un autre monde exclusivement tissé de musique.
— J’avoue qu’il n’a pas de chance, ajouta Luise. Figurez-vous que l’on s’apprêtait à rejouer Fidelio, ici, à Vienne. Mais c’était début mai. Quand on a appris que votre armée arrivait, plus personne n’avait envie d’aller à l’Opéra. Les affiches sont encore collées sur les murs... Ajoutez à cela la contribution de cinquante millions exigée par Napoléon pour punir Vienne, ce qui a entraîné tout un cortège de taxes exceptionnelles, et la cherté des vivres à cause de la présence de vos soldats qui dévorent tout... Beethoven ne doit pas avoir une vie facile, c’est certain. En temps de guerre, pour survivre, la plupart des musiciens sont contraints de manger leurs partitions.
Les gens ne prêtaient pas attention à ce client ordinaire. Beethoven n’eut pas à passer commande. C’était un habitué : le serveur lui apporta du café et de la crème. Saber vibrait.
— Vous n’avez jamais écouté sa Troisième Symphonie ? Elle se situe bien au-delà de l’admirable. Il l’a dédiée à Napoléon !
À ces paroles, Luise étouffa un rire, mais n’en dit pas plus. Elle affichait l’expression impatiente et joyeuse de celle qui sait qu’une petite catastrophe va se produire et ne veut surtout pas la rater. Saber se montrait intarissable sur les mélodies du maestro. De son côté, Margont, incapable de lire une partition, n’y comprenait rien. Saber avait choisi d’étancher sa soif d’absolu dans les grandeurs et les désastres de la vie militaire, mais il semblait que cette soif s’accordât également à la musique. Sans les guerres, se serait-il mis à noircir des partitions ? La respiration de Saber s’accélérait.
— C’est la cinquième fois que je le vois. Il arrive toujours à l’improviste.
— Tu lui as parlé ?
Saber frémit.
— Non...
Margont avait pu mesurer sur les champs de bataille toute la hardiesse de son ami, or voilà que Saber perdait toute contenance devant un homme qu’il admirait. Saber, vexé, se fraya un passage avec les coudes jusqu’à Beethoven.
— Herr Beethoven, je suis le lieutenant Irénée Saber. Permettez-moi de vous dire à quel point je trouve vos oeuvres sublimes.
Beethoven ne bougea pas. Il buvait son café, toujours aussi pensif. Sa tension se manifestait sur son visage comme dans le moindre de ses gestes. Ses rêves étaient empreints de rage.
— Herr Beethoven ?
Un consommateur vint au secours de Saber.
— Il est presque sourd, articula-t-il dans un français hésitant.
Ajoutant le geste à la parole, il se couvrit les oreilles avec les mains. Saber était perdu.
— Comment un musicien peut-il être sourd ?
— Pourquoi non ? Avant, il entendait.
— Il continue pourtant à composer...
— Il entend dans sa tête.
Tout en disant cela, l’Autrichien se tapotait la tempe de l’index. Il éclata d’un rire rocailleux qui sentait la pipe.
— C’est un plaisantin ! ajouta-t-il.
— Non, un génie, espèce de petit cafard de cabaret ! répliqua Saber avec véhémence.
Le client battit en retraite, sa chope à la main, disparaissant dans la foule. Saber retrouva le sourire, se pencha à l’oreille de Beethoven et haussa la voix.
— Herr Beethoven ? Je suis le lieutenant Saber. Je voulais vous dire...
Le maestro pivota brusquement pour lui faire face. Son visage était couvert de cicatrices, séquelles de la petite vérole, et ses lunettes de myope grossissaient ses yeux.
— Ne m’adressez pas la parole ! Ah, vous, les Français, bravo !
Ses joues devinrent cramoisies, faisant ressortir la blancheur de sa cravate volumineuse et désuète.
— Où est-elle passée, votre Révolution ? Vous lancez de belles idées à la face du monde et ensuite, vous fondez un empire ! Napoléon nous a tous trahis !
— Je veux vous parler de votre musique...
— Lâchez-moi !
Pourtant, Saber ne l’avait pas touché. Beethoven se précipita vers la porte, bousculant la clientèle. Le propriétaire se pencha sur son comptoir pour vociférer :
— Herr Beethoven ! Vous n’avez pas payé ! Ce n’est pas gratuit pour les musiciens-poètes, ici
— Je paie pour lui, déclara Saber en lui jetant une poignée de kreutzers à la figure.
Déconfit, il rejoignit ses amis. Quand elle n’aimait pas quelqu’un, Luise pouvait se montrer cinglante. Elle le toisait, narquoise.
— Si je puis me permettre une précision, Beethoven n’avait pas dédié sa Troisième Symphonie à Napoléon, mais au révolutionnaire Bonaparte. À l’époque, il apostrophait les nobles dans les jardins publics pour leur clamer que tous les hommes étaient égaux, que la monarchie appartenait au passé... Comme Beethoven est un homme extraordinairement susceptible persuadé que le monde entier s’acharne contre lui, il accumule les esclandres. Il est tombé de haut quand votre Bonaparte s’est fait proclamer empereur. Il a déchiré sa page de titre et, désormais, sa Troisième Symphonie s’intitule Symphonie héroïque et elle est dédiée à l’un de ses mécènes, le prince de Lobkowitz. Ah oui, vraiment, quel dommage que Beethoven ait raté votre jeu de guerre en sucre !
CHAPITRE XVI
Il avait fallu insister pour emmener Relmyer jusqu’à Schönbrunn. Le palais de la Hofburg constituait le siège officiel de la Cour, bien qu’il fût vétusté et peu pratique en raison de ses bâtiments essaimés. L’empereur François Ier lui préférait le château de Schönbrunn. Tout comme Napoléon qui y avait installé son quartier général. Pour prouver aux Viennois que le « faux pas » d’Essling n’avait entamé en rien sa détermination, il passait régulièrement ses troupes en revue dans ce lieu symbolique de la puissance autrichienne. Ce jour-là, comme fréquemment, un public hétéroclite se pressait dans les jardins pour assister à ce spectacle.
Un immense parc avait été aménagé à la française avec des parterres de fleurs, des haies taillées, des arbres alignés... La symétrie constituait la règle d’or. Une fontaine de Neptune, des statues et de fausses ruines romaines sacrifiaient à la mode antique. Tout au fond, sur une petite colline, trônait une gloriette, un pavillon à colonnade qui invitait à profiter du panorama. Cet ensemble composait un lieu hors du temps. Schönbrunn évoquait un modeste Versailles. La façade, ocre jaune, chaleureuse, invitait à l’apaisement. Elle était régie par de subtiles règles mathématiques et architecturales. Le résultat, harmonieux, élégant, esthétique, ravissait les yeux. Au pied du château, plusieurs régiments patientaient. La blancheur des guêtres, des culottes et des gilets étincelait sous le soleil, contrastant avec le bleu foncé des habits. Pas un mouvement tant que l’Empereur ne serait pas là. Lefine fut pris d’un fou rire.