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— On dirait que le temps s’est arrêté, là-bas.

Les gens s’agglutinaient contre les sentinelles chargées de les tenir à distance. Aux soldats se mêlaient des Autrichiens, pour la plupart des curieux et des sympathisants de la cause républicaine ou impériale. Certaines femmes s’étaient mises en tête de charmer Napoléon. Jeu de séduction ? Défi ? Cupidité ? Ambition ? Amour ou seulement fascination ? La beauté exquise de quelques-unes ne manquerait pas d’accrocher le regard de l’Empereur si celui-ci venait à passer trop près. Margont remarqua que Relmyer présentait une sorte de tic. Ses yeux bougeaient sans relâche. Ils ricochaient de visage en visage, s’attardant peu, ne trouvant jamais le repos. Relmyer agissait de même dans les rues, mais le nombre de personnes massées ici accentuait ce comportement, le dévoilait plus nettement. « Il le cherche », pensa Margont. Si Relmyer l’apercevait tout à coup, ici même – ou croyait l’apercevoir, car son bourreau avait changé ou s’était transformé dans ses souvenirs –, comment réagirait-il ?

Une clameur explosa. Des cris et des « Vive l’Empereur ! ». Une berline noire arrivait, escortée par des chasseurs à cheval de la Garde, uniformes verts, pelisses rouges jetées sur l’épaule et sabres au clair. Suivait un interminable et somptueux cortège d’officiers d’état-major aux broderies dorées qui scintillaient sur les habits bleus. Des cavaliers se démarquaient par l’originalité de leur tenue. L’un, un dragon, arborait un habit vert sombre et un casque à cimier « à la Minerve », en cuivre, décoré d’une crinière noire et d’une bande en peau de veau marin, l’autre, le mamelouk Roustan, des babouches, un pantalon bouffant rouge, une courte veste bleue et un turban blanc (sa présence ostentatoire rappelait que Napoléon, quand il était encore Bonaparte, avait conquis – très brièvement – l’Égypte)... Ce fleuve de couleurs caracolant et l’excitation frénétique du public tranchaient avec l’infanterie de ligne, immobile, impassible. La foule tentait de s’approcher, or quoi de plus buté que des sentinelles qui vous barrent le passage ? Lefine bougonnait.

— C’est ça, vive l’Empereur ! Ça ne nous dit toujours pas quand on touchera notre solde en retard.

Napoléon descendit de sa berline. Famélique à l’époque du Consulat, il avait pris de l’embonpoint. Son cou était si court que sa tête ronde semblait posée directement sur le torse. En dépit de la chaleur, il portait une longue redingote grise et son bicorne noir. Il était petit, c’était frappant. Cependant, il émanait de lui une énergie, un ascendant qui intimidaient. Ce phénomène déroutait. Beaucoup de Viennois haïssaient cet homme. Ils étaient venus là pour contempler « le monstre ». Vingt fois, ils s’étaient imaginés raillant l’Empereur, le traitant de nain, de tyran sanguinaire, de parvenu, d’ogre... Or, maintenant, ils demeuraient silencieux. Ils escomptaient voir « le perdant d’Essling » et ils découvraient un meneur débordant d’assurance. On leur avait dit que, durant la bataille, tout s’était mal passé pour lui. Pourtant, l’Empereur souriait après avoir lancé une boutade à un aide de camp. Il se comportait... en vainqueur ! À la réalité Napoléon opposait une image à laquelle il conférait un réalisme époustouflant.

Un général vociféra un ordre et les soldats présentèrent brutalement les armes. D’une démarche raide, Napoléon se mit à longer cette ligne, les mains dans le dos, accompagné de deux officiers de son état-major et de colonels. Il s’arrêtait parfois devant un fantassin, le temps de poser une question ou d’assener l’un de ses commentaires que l’armée reprenait en un écho sans fin : « Soldats, je suis content de vous » (le soir d’Austerlitz), « Une guerre entre Européens est une guerre civile », « Activité et vitesse ! », « “Ce n’est pas possible” : cela n’est pas français ! »... Margont ne comprenait pas comment Napoléon pouvait sembler aussi serein alors que son monde risquait de s’écrouler dans les jours à venir. Une telle maîtrise de soi insufflait la confiance.

« Voilà que cette magie m’ensorcelle à mon tour », se reprocha-t-il intérieurement.

Napoléon accéléra le pas. Pressé, pressé. La foule frémit, contrariée. Il partait ? Déjà ? Ne s’approcherait-il pas auparavant ? L’Empereur interrogea deux autres colonels, pivota sur lui-même et fila vers son escorte. Des soldats hurlèrent à nouveau : « Vive l’Empereur ! » tandis que les belles faisaient les yeux doux aux sentinelles pour les faire fléchir. Les gens réagissaient au moindre des gestes de Napoléon, remous imprévisibles. Margont suivait des yeux la petite silhouette grise qui remontait la ligne blanc et bleu des soldats. Soudain, deux garçons s’échappèrent de la cohue, talonnés par un caporal. D’autres sentinelles, en retrait, vinrent leur couper la route. Les deux jeunes, ayant sous-estimé l’aptitude à réagir des fantassins, furent pris au dépourvu. Ils sortirent des cailloux de leurs poches et les lancèrent en direction de l’Empereur en hurlant : « Vive l’Autriche ! » Leurs pierres s’écrasèrent dans les parterres de fleurs alors que Napoléon, qui n’avait même pas remarqué cet incident, s’engouffrait dans sa berline. Un grenadier saisit le bras levé de l’un des garçons et le tira vers le haut pour l’obliger à lâcher son projectile, géant sur le point de démembrer un oisillon.

— Petits saligauds ! Je vais vous tanner le cuir au ceinturon, moi.

Le public protesta. Quel âge avaient-ils, ces deux intrépides ? Quatorze ans ? Le capitaine responsable du cordon les fit libérer.

— On ne chasse que le gros gibier, précisa-t-il.

— Ça sera pour quand ils seront grands, alors, répliqua le grenadier, ulcéré. Et là, plus le ceinturon, mais le peloton.

Margont attrapa Relmyer par le bras. Il le pinçait sans s’en rendre compte.

— Voilà comment notre homme a procédé ! C’est ainsi qu’il s’y est pris pour entraîner Wilhelm avec lui. Wilhelm voulait rejoindre l’armée autrichienne et son assassin lui a fait croire qu’il allait lui servir de passeur et l’aider à s’enrôler.

La foule se disloquait, mais Margont ne la voyait plus.

— Il est impossible de traverser une rivière tout en menaçant quelqu’un avec un pistolet. De plus, franchir des lignes ennemies avec une personne qui souhaite se faire repérer pour être libérée ? Non, cela ne tient pas debout. Si cet assassin courait régulièrement autant de risques, il aurait été pris depuis longtemps. Il a dû découvrir que Wilhelm se montrait hostile aux Français.

— Comment ? questionna aussitôt Relmyer.

— Il doit parfois se rendre dans les environs de Vienne. Il l’a déjà fait au moins une fois, quand il a été surpris avec Wilhelm sur le chemin du retour.

Ces paroles renforcèrent chez Relmyer cette impression de menace invisible qu’il ressentait depuis tant d’années. Un danger latent, dénué de forme fixe, malléable, une sorte de densification de l’air, variable et oppressante.

— Il remarque un adolescent qui critique les Français... reprit Margont. Il pourrait tout aussi bien être ici, dans le public, et avoir noté le geste de ces deux garçons. Voyez comme c’est facile. Ce doit l’être plus encore lorsqu’on est autrichien, car on suscite les confidences. Il a considérablement amélioré sa « technique ». Au lieu de contraindre, il convainc. Il ne menace plus, il séduit. Il amène donc plus facilement sa victime là où il le souhaite, puisque celle-ci coopère. Il s’est adapté aux circonstances et il les utilise à son profit. Il choisit une personne du côté français et il l’entraîne du côté autrichien avant de s’en prendre à elle. Certes, il court des risques en traversant les lignes, des risques modérés, car il connaît particulièrement bien cette région boisée et marécageuse. Cependant, être à cheval sur les deux zones favorise ses plans. Un disparu du côté français sera recherché uniquement du côté français. Notre homme place donc sa victime hors de la portée de ceux qui voudraient la secourir.