Tout à ses déductions, Margont demeurait dans un univers fait de concepts, de théories et de spéculations. Ce cocon tissé d’idées le protégeait, tenant à distance les émotions sous-jacentes que Relmyer, lui, recevait de plein fouet. Ce dernier, le visage en sueur, le regard égaré, semblait prêt à basculer dans une direction imprévisible : la colère, l’abattement, le malaise...
— Où qu’il aille, articula-t-il, il ne se trouvera jamais hors de ma portée.
— Désormais, il choisit des personnes que les proches ne s’étonneront pas de voir figurer sur une liste de morts au champ d’honneur... Il dissimule encore mieux ses traces qu’auparavant.
Margont contempla à nouveau la longue ligne des régiments à laquelle s’adressait un général. Cette image était identique à celle de tout à l’heure. Mais, pour lui, elle venait de changer de sens. Elle paraissait maintenant menaçante. Elle ne le rassurait plus, au contraire, elle devenait l’alliée involontaire d’un danger. Les soldats rompirent les rangs, mur de sable dont les grains se dispersèrent rapidement.
— Plus des troupes arrivent, plus le moment de la bataille généralisée se rapproche. On peut presque dire avec certitude que celui que nous recherchons va tenter de s’en prendre à un autre adolescent avant le prochain affrontement. Quelle qu’en soit l’issue, la guerre se déplacera loin d’ici, poursuivant l’armée en retraite, ou s’interrompra. L’assassin a donc intérêt à agir rapidement.
Le supplice de Relmyer était sans fin.
— Il est peut-être déjà trop tard.
— Je ne pense pas. Il serait très risqué d’enlever à nouveau un jeune de Lesdorf. Deux disparitions aussi proches attireraient l’attention.
— Plusieurs de mes hussards surveillent les orphelinats des environs et sauraient le repérer.
— Non, il va chercher quelqu’un ailleurs. Or il doit tout de même lui falloir plusieurs jours pour repérer une victime potentielle et pour gagner sa confiance. Mais le temps joue contre nous.
CHAPITRE XVII
Les jours passaient ; la routine militaire s’installait. On en aurait « presque » oublié que l’on mourrait sous peu par milliers... Lefine, adossé à un marronnier, contemplait le bras du Danube qui séparait l’île de Lobau des Autrichiens. Il aimait bien s’isoler, au calme. Donc loin de Margont, dont l’activité permanente usait parfois l’entourage. Justement, celui-ci arrivait. Lefine se maudit de ne pas s’être éloigné plus encore du régiment. Il anticipa ses commentaires.
— Laissez-moi deviner : votre enquête n’avance plus, alors vous tournez en rond. L’Empereur est partout à la fois, l’armée se démène en accomplissant mille travaux, les Autrichiens se retranchent au-delà d’Aspern et d’Essling... Pourquoi tant d’agitation ? Regardez là-bas, de l’autre côté du Danube : est-ce que tout n’y est pas identique à ce côté-ci ? Pourquoi ne pas nous arrêter là ? Une moitié du monde pour Napoléon, l’autre moitié pour les Autrichiens. On leur laisse la Russie, les Indes, la Chine, le Japon et tout ce qu’ils trouveront au-delà, s’il existe encore quelque chose...
Lefine écarta les bras pour ponctuer l’évidence de sa conception.
— Le monde est une grosse poire : on la coupe en deux, équitablement.
— Au lieu de raconter n’importe quoi, tu pourrais réfléchir à notre enquête. Toi qui as toujours des idées...
— Oh, oui, j’y ai réfléchi, figurez-vous ! J’ai même identifié un suspect.
— Comment ? Qui cela ?
— Relmyer. Si on envisage que c’est lui l’assassin, tout s’explique. Il a entraîné sans mal Franz dans cette vieille ferme abandonnée parce qu’ils étaient amis. Là, il a tué Franz pour une raison ou pour une autre : vengeance, jalousie, désirs contre nature ou goût du sang. Ensuite, il a inventé cette histoire du « méchant inconnu » pour brouiller les pistes. Voilà pourquoi l’homme que nous traquons laisse aussi peu de traces qu’un fantôme : parce que c’est bel et bien un fantôme qui n’existe que dans votre tête.
Margont s’apercevait bien que Lefïne avait cessé de croire à cette théorie. Néanmoins, celui-ci s’obstinait à l’exposer comme si elle avait été vraie, car il voyait que cela mettait son ami particulièrement mal à l’aise. Étant soumis aux ordres de Margont, il aimait bien, de temps en temps, inverser les rôles... Il poursuivit avec une aisance d’autant plus grande que Margont blêmissait.
— À peine Relmyer est-il de retour qu’un nouveau crime est commis. Aucune coïncidence. Relmyer voulait faire à Wilhelm – qu’il connaissait ! – ce qu’il avait fait à Franz. Mais il a été surpris par une patrouille qu’il a semée sans mal puisqu’il a vécu dans la région. Quant à ces orphelins morts à Austerlitz, ils sont effectivement morts à Austerlitz. On y a participé tous les deux, à cette bataille, non ? Vous avez oublié tous ces tués et ces blessés qui jonchaient le sol ? Vous êtes amoureux de Luise et vous mélangez l’histoire de votre enfance avec la sienne et celle de Relmyer. Alors Relmyer vous manipule. Vous cherchez partout un assassin qui se trouve en fait juste à côté de vous et qui doit bien rire sous cape. Parfois, c’est celui qui crie le plus fort qui a le plus à taire.
Margont fut si ébranlé qu’il vint s’adosser à un arbre.
— Comment peux-tu imaginer des horreurs pareilles ?
— Je n’imagine rien. J’ouvre les yeux et j’observe l’humanité. Pendant que vous vous torturiez l’esprit avec vos hypothèses, j’ai mené mon enquête pour vérifier les miennes. Relmyer n’a pas assassiné Wilhelm : il se trouvait avec ses hussards quand les sentinelles ont aperçu les deux silhouettes sur l’îlot. Par ailleurs, si Relmyer avait tué Franz, il se serait débrouillé pour nous tenir à distance de cette histoire.
Margont écarquilla les yeux.
— Tu as vraiment cru que Relmyer aurait pu...
— Bien sûr.
Lefïne était capable d’évoquer les pires abominations avec une résignation fataliste tandis que Margont s’obstinait à ignorer cette facette du monde.
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cela ?
— Parce que vous auriez refusé de m’entendre. Donc, effectivement, je n’ai rien à proposer. Mais j’ai éliminé un suspect potentiel.
En dépit de son désaccord, Margont reconnaissait que Lefine avait raison sur un point : il mélangeait son histoire personnelle avec celles de Luise et de Relmyer. Il se souvenait de façon encore aiguë de ces années où il était enfermé dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. Pire que la privation de liberté – qui avait déjà généré une souffrance extrême –, il y avait eu cette pression exercée sur lui pour l’obliger à devenir un moine, c’est-à-dire, somme toute, quelqu’un d’autre que lui-même. À l’époque, sa famille avait estimé que, ce qui comptait, c’était ce qu’elle désirait, elle, et non ce que Margont souhaitait. C’était l’une des raisons fondamentales qui avaient fait que, par la suite, il était devenu un fervent partisan de la cause républicaine. Parce que la Révolution renforçait considérablement les droits de l’individu. Exister en étant lui-même, c’était finalement tout ce qu’il demandait. N’était-ce pas aussi ce que réclamaient Luise et Relmyer ? Mais, pour ce faire, eux devaient d’abord retrouver un homme.